Raison d’être : et si les cabinets et les directions juridiques sautaient le pas ?
Si la majorité des grandes entreprises a déjà réfléchi à sa raison d’être, certains cabinets d’avocats et directions juridiques ont également entrepris la démarche. Mais dans quel but ? Reportage.
Dans un marché parisien ultra-concurrentiel, comment les cabinets d’avocats d’affaires peuvent-ils se démarquer et faire la différence à l’égard des clients ? Claisse Associés vient d’apporter une réponse à cette question à 100 000 $. Le cabinet vient en effet d’inscrire dans ses statuts sa raison d’être, au sens de l’article 1835 du Code civil. Et derrière cette initiative ne se cache un pseudo-concept marketing, comme on a pu le voir dans quelques structures parisiennes. C’est une démarche sincère et murie collectivement depuis un an. Le cabinet ambitionne d’être « une entreprise d’intelligences juridiques, innovante, humaine et citoyenne qui répond aux évolutions rapides des besoins de ses clients en se préoccupant de l’impact sociétal et environnemental de son développement ».
Déjà il y a quelques années, la boutique fiscale Cazals Manzo Pichot Saint Quentin avait entrepris une démarche similaire. Mais à l’époque, on ne parlait pas encore de raison d’être. Thomas Cazals raconte : « Lors de la création de notre structure en 2014, les fondateurs se sont mis d’accord sur une dizaine de points qui constituent l’ADN du cabinet. Tous les associés ont signé cette charte, puis tous ceux qui nous ont par la suite rejoint. Aujourd’hui, nous nous y référons pour prendre certaines décisions structurantes, c’est ce qui nous définit et nous guide ». Il se murmure également que les deux fondateurs de la firme Wachtell s’étaient associés sans statut en 1965, mais sur le fondement d’une charte, une sorte de gentlemen’s agreement expliquant leurs objectifs communs. Une stratégie qui a permis à la firme américaine de devenir aujourd’hui une référence internationale.
Dépasser la conception de prestataire de services
Claisse Associés n’a pas encore d’ambition mondiale, néanmoins la démarche du cabinet français s’inscrit dans une même dynamique de progrès pour la structure, ses clients, ses partenaires et, au-delà, pour la profession d’avocat elle-même. Elle est présentée comme un élément clé de sa stratégie. Une directrice RSE et croissance durable a même été recrutée pour incarner cette raison d’être. Elle est chargée de sensibiliser les membres du cabinet et de mettre en place des indicateurs de suivi, qui se traduiront dans un bilan annuel public. Quatre axes sont mis en place : l’égalité et la diversité (le cabinet se veut indifférent aux origines sociales, géographiques, fondées sur l’âge ou le sexe), le développement durable (il sélectionne les fournisseurs développant une politique solidaire, achat de mobilier recyclé) et la solidarité (au travers notamment d’une politique de mécénat).
À l’origine de cette initiative : Yves Claisse. L’associé n’est pas langue de bois et se veut très pessimiste sur l’avenir de la profession si les modèles et les habitudes des professionnels ne bougent pas. « Les cabinets d’avocats doivent trouver le juste équilibre entre une vision nouvelle de leur mission, plus entrepreneuriale, et une conception patrimoniale qui prévaut actuellement, explique-t-il. Ils doivent redonner du sens à l’exercice du métier et se projeter dans le monde auquel les jeunes générations aspirent ». Le constat est en effet sans appel : les jeunes avocats sont fatigués de cet exercice solitaire, et parfois précaire. C’est inévitable, plus les métiers sont techniques, plus les travailleurs s’interrogent sur le sens de leur mission. Or les indicateurs de performance actuels n’arrangent pas cette perception : les primes tombent en fonction des heures travaillées, voire facturées, du nombre de contrats signés, etc… Mais derrière ce travail, les collaborateurs s’interrogent : qu’ont-ils réellement apporté à la société ?
Pour l’associé, « il faut réenchanter l’exercice en commun du métier pour fidéliser les collaborateurs ». Et de s’étonner que face à cette crise de sens, le récent rapport Perben, pourtant consacré à « L’avenir de la profession d’avocat », n’aborde pas du tout la question de la raison d’être, qui permet de graver dans le marbre les valeurs portées par chaque structure.
« Les cabinets doivent dépasser la conception du prestataire de services, poursuit-il. Les avocats plaident tous les jours leur singularité alors que nos clients attendent surtout d’eux qu’ils se considèrent comme des acteurs de la société de demain. Nous devons parler comme nos clients, nous engager, partager leurs préoccupations ». Il explique que les personnes publiques intègrent désormais dans leurs appels d’offres des critères de sélection relevant de la qualité de vie au travail et de la RSE. Les cabinets qui y répondent sont donc obligés de prendre conscience de l’importance de ces sujets, sans opposer performance économique et développement durable et responsable. L’un sert l’autre. « Nous devons cultiver nos ressemblances avec ceux que nous servons », insiste l’avocat.
Regrouper l’équipe autour de fondamentaux
Nombre d’entreprises ont débuté une réflexion sur la rédaction d’une raison d’être, bien souvent sous l’impulsion de la direction juridique. Deux ans après le rapport Notat-Sénard, 30 entreprises du CAC 40 affichent une raison d’être, mais seulement 20 % l’ont inscrite dans leurs statuts après un vote en assemblée générale1. Dans certains cas, la question de la rédaction d’une raison d’être du département juridique est même à l’étude. Christophe Roquilly, professeur de droit à l’EDHEC Business School et directeur de l’EDHEC Augmented Law Institute, explique : « La rédaction de la raison d’être de la direction juridique se justifie puisqu’elle rend des services à l’entreprise. Elle doit s’interroger sur sa mission et son ambition, mais elle doit d’abord définir ce qu’elle est ». L’idée interpelle, mais elle soulève la crainte de certains responsables juridiques d’enfermer leurs juristes dans une mission trop restrictive. Le professeur leur répond : « Au moment où les juristes se demandent comment être à la fois ange gardien ou business partner, il est important de se regrouper autour de fondamentaux, autour des valeurs portées par la RSE ».
Maria Gomri, directrice juridique France, Moyen Orient et Afrique du Nord de Google, estime que « la raison d’être du département ne doit pas être conçue comme une feuille de route, ni être granulaire. Elle doit fixer un cap à l’équipe, donner du sens à son action et permettre de créer une cohésion entre ses membres ». Le département qu’elle dirige a entrepris de définir sa raison d’être il y a plusieurs années, sous l’impulsion des fondateurs de la firme bien sûr, puis du group general counsel qui en a fixé les grandes lignes. Tous les deux ans, la rédaction est revue, collectivement par l’équipe, et s’adapte ainsi aux mutations du secteur, ainsi qu’à l’évolution du contexte et réglementaire. En 2016, la mission de l’équipe était : « Advocate for Internet ». Deux ans plus tard, elle devient : « Œuvrer pour faciliter l’innovation digitale ». En 2020, la notion de responsabilité est insérée : « Œuvrer pour un Internet libre et responsable ». Maria Gomri la détaille : « Devant les tribunaux, ou dans nos travaux doctrinaux, les juristes doivent s’assurer que Google travaille dans un environnement propice à l’innovation ». Elle vise par exemple le statut d’hébergeur de Youtube qui assure une responsabilité a posteriori du groupe. « Les juristes doivent également être ambassadeurs de la responsabilité de Google et tirer la sonnette d’alarme si nos process peuvent se révéler défectueux », poursuit-elle. Mais au-delà de cette vertu « inspirationnelle », c’est également sur la base de cette raison d’être qu’elle va en partie estimer la performance de ses juristes. « Ils doivent être pro-actifs dans leur travail et sortir de leur mission principale pour s’investir plus loin », explique la directrice juridique. Les équipes sont ainsi mobilisées sur l’ensemble des réformes touchant de près ou de loin l’Internet, comme celle portant sur le droit de la responsabilité des plateformes. Elles doivent donc participer à des échanges doctrinaux, nouer des contacts avec des spécialistes, participer à des conférences, etc. Et ainsi œuvrer pour un Internet libre et responsable.
Un travail collectif
La rédaction de la raison d’être est une étape fondamentale, car elle n’est ni un slogan, ni une méthode de travail. C’est la mission qu’une équipe se fixe, l’explication de ce à quoi elle sert. C’est le socle de son action, son cap, l’étoile qu’elle va suivre. Christophe Roquilly prévient : « La rédaction doit résulter d’un travail collectif. C’est une approche relevant à la fois du top down et du bottom up ». Chez Claisse Associés, la rédaction a été initiée par un travail commun des associés, durant près d’une année. Elle a ensuite été présentée aux autres membres du cabinet, avocats et fonctions supports. Chez Google, le travail est collectif et est mis en œuvre à l’occasion d’un atelier de réflexion, tous les deux ans. « La phrase doit être précise et claire pour permettre à chacun de prendre des décisions. Elle doit être également flexible pour permettre à chacun de se l’approprier en fonction de sa spécialité, de sa zone d’intervention géographique, et elle doit permettre d’appréhender le changement réglementaire ou jurisprudentiel. Enfin, elle doit être communicable et facilement expliquée », soutient Maria Gomri. Un choix de mots malin pour vivre bien.
1. Étude Comfluence, 30 juin 2020