Prestations d’expertise de l’AFA : premiers retours
Depuis que l’Agence française anticorruption a sélectionné ses experts, deux bons de commande ont été émis. Et tout se met en place petit à petit. Non sans quelques interrogations.
L’appel d’offres comportait dix-sept lots. Dix-sept lots que l’Agence française anticorruption (AFA) avait identifiés afin de répondre à l’ensemble de ses besoins futurs en matière de prestations externes, comme l’y autorise la loi Sapin II. Dix-sept lots pour lesquels les acteurs de la compliance en France étaient invités à soumissionner en août dernier, en vue de la conclusion d’un accord-cadre avec l’agence. La liste des candidats retenus a été rendue publique fin février dernier.
Parmi eux, huit cabinets d’avocats, principalement pour les trois premiers lots : expertise juridique droit privé France métropolitaine (lot 1), outre-mer (lot 2) et étranger (lot 3). Mais aussi dans le lot 7, expertise audit et conformité France métropolitaine et dans le lot 12, expertise urbanisme, domanialité publique et maîtrise d’ouvrage publique France métropolitaine et outre-mer. Et depuis ? Les choses se décantent petit à petit. À l’heure où nous bouclons cet article et d’après nos informations, deux bons de commande relatifs à des CJIP ont été émis.
Mais les cabinets semblent encore pas mal dans le flou. Peu d’ailleurs ont donné suite à nos sollicitations pour une interview. « Nous avons bien pris connaissance de votre demande et vous en remercions, écrit ainsi Alexandra Haziza, directeur de projet à l’Adit, spécialiste de l’intelligence stratégique, seul soumissionnaire non-avocat à avoir été sélectionné dans le lot numéro 1. Toutefois et après discussions avec Emmanuel Pitron, directeur du département Éthique des Affaires & Compliance, nous avons décidé de ne pas répondre aux interrogations externes sur le sujet tant que nous n’aurons pas eu de réunions avec l’AFA pour préciser le cadre d’intervention. »
Et chez ceux qui nous ont parlé, beaucoup de haussements d’épaules perplexes, de « on n’est pas sûrs… » ou de « d’après ce qu’on a compris… ». Pourtant, aucun flou aux yeux de l’AFA, pour qui les choses ne peuvent se passer qu’ainsi. « Maintenant que nos conseils ont été choisis, les relations seront bilatérales », explique Salvator Erba, sous-directeur du contrôle. « Nous prendrons contact avec nos prestataires en tant que de besoin. Ils n’ont pas vocation à être contactés avant les demandes de devis. » Une approche d’ailleurs saluée par Constantin Achillas, associé chez Bryan Cave Leighton Paisner, cabinet sélectionné pour le lot numéro 7 en cotraitance avec Risk and Co : « Cette distance renforce l’indépendance, c’est ainsi que cela a été pensé par le législateur », remarque-t-il. « Cela évite l’entre-soi et c’est très bien. »
Tout ce qu’il y a à savoir pour l’instant se trouve dans l’accord-cadre. Et dans les réponses fournies à toutes les questions – 57 au total – qui ont été posées par les candidats en août 2018, en amont de l’appel d’offres. Une façon de procéder « totalement classique », insiste Salvator Erba, pour qui le nombre et le type de questions n’ont rien d’exceptionnel dans le cadre d’un appel d’offres.
Si, d’un côté, certains ont l’impression de manquer d’informations et si, de l’autre, tout paraît couler de source, la responsable est sans doute la différence de culture. « Nous sommes face à des acteurs peu familiers de la commande publique », analyse Salvator Erba. « Ces prestataires ont, pour beaucoup, peu l’habitude d’être dans une logique de marché public. » Ne pas savoir grand-chose à ce stade est « le principe même d’un accord-cadre à bon de commande », rappelle-t-il. « Par définition, nous sommes ici dans des prestations dont le besoin n’est pas prévisible. Pour autant, dans le dossier de consultation, l’agence a cherché à donner un ordre de grandeur du nombre de missions par lot sur une durée de quatre ans. » Les prestataires seront donc sollicités à tour de rôle, dans l’ordre de la liste préétablie par l’AFA à partir de la note attribuée au moment de l’appel d’offres (50 % pour le prix, 30 % pour l’organisation et les moyens humains proposés, et 20 % pour la méthodologie) et non en fonction des particularités de tel ou tel dossier. Si, lorsqu’il est contacté pour une mission donnée, le prestataire se trouve en situation de conflit d’intérêts, il passera son tour et sera contacté pour la mission suivante. Et ainsi de suite.
Le risque de conflit d’intérêts
Le conflit d’intérêts, justement : sujet qui a déchaîné les passions. Certains avocats, notamment parmi les pénalistes, ont d’emblée refusé de soumissionner, craignant de se trouver en porte-à-faux vis-à-vis de leurs clients. Nombreuses ont aussi été les entreprises à exprimer leurs inquiétudes. « Ce qu’ils n’ont pas compris, c’est que l’appel d’offres fonctionnait comme un référencement, analyse Bénédicte Querenet-Hahn, associée chez GGV, cabinet retenu dans les lots numéros 1 et 2. Il est clair que nous n’aurions jamais participé à cet appel d’offres si nous n’avions pas eu la garantie de pouvoir travailler dans le respect de nos règles déontologiques. » Pour David Père, counsel chez Bryan Cave Leighton Paisner, « c’est un faux procès en sorcellerie. Ce qui me semble à moi tout à fait malhonnête, c’est de donner à penser que parce que nous figurons sur le panel, nous ne pourrions plus conseiller les entreprises en matière de compliance. » L’AFA se dit d’ailleurs « très surprise de voir certains avocats chercher à disqualifier leurs confrères » de la sorte. « Nous avons prévu de communiquer là-dessus, afin d’apporter des éclaircissements de nature à rappeler que ces prestations d’expertises ne font en aucun cas obstacle à la possibilité qu’ont les cabinets sélectionnés de conseiller l’entreprise en dehors de la mission qu’on leur aura commandée », indique Salvator Erba.
Déjà, à une question posée en août, l’agence avait répondu : « Un cabinet d’avocats attributaire de prestations d’expertise au titre de l’accord-cadre pourra intervenir face ou contre l’AFA au nom et pour le compte d’une entreprise cliente, à la condition que cette entreprise n’ait pas été l’objet d’une expertise sollicitée par l’AFA et réalisée par ce cabinet. » Et Bénédicte Querenet-Hahn de remarquer : « Pour protéger nos clients, nous allons pouvoir invoquer la définition très large du conflit d’intérêts telle qu’entendue par notre règlement intérieur. » De plus, pour Maria Lancri, avocate chez GGV elle aussi, dans le terme vague « d’impossibilité légitime », choisi dans l’accord-cadre, peut figurer la clause de conscience.
Hormis « impossibilité légitime » donc, maintenant qu’ils figurent au panel, les experts doivent en revanche se tenir prêts. En août, on les sentait déjà un peu inquiets à l’idée de devoir mobiliser des troupes au pied levé à la demande de l’AFA. Pas forcément simple en matière d’organisation. Parmi les questions posées figurait par exemple celle-ci : « Quelles sont les modalités d’intervention concernant les délais de mobilisation pour les missions ? Existe-t-il un planning prévisionnel périodique d’interventions et, si oui, sous quel délai nous serait-il communiqué ? » Réponse de l’AFA : « Il n’existe pas de planning prévisionnel périodique. Les informations concernant les délais de mobilisation seront communiquées aux attributaires, pour chaque lot, après la notification. »
Quant à la charge de travail, « on ne sait pas vraiment à quoi s’attendre », confie Laurent Cohen-Tanugi, dont le cabinet a été retenu pour le lot numéro 1. « Compte tenu de notre expérience du monitoring sans équivalent en France, nous espérons que l’AFA saura faire appel à nous pour des dossiers d’envergure. » Même constat chez GGV : « Nous ne savons pas combien de contrôles vont être faits dans l’année », indique Maria Lancri. Ni d’ailleurs ce que chaque mission est susceptible de rapporter. « Dans la loi Sapin II, il est prévu que soit fixé dans la CJIP un plafond pour les frais d’expertise, remarque Laurent Cohen-Tanugi. Cela revient pour l’autorité de poursuite à se tirer une balle dans le pied, il n’y a aucune raison de faire ce cadeau à une entreprise sanctionnée. » Celui-ci s’étonne également que « dans l’appel d’offres, le prix compte pour 50 % de la sélection. Du point de vue de l’agence, pourquoi accorder une telle importance au moins-disant ? » Charge à Salvator Erba de rappeler que « dans le cadre d’une commande publique, c’est peu ». « En règle générale, dit-il, le prix occupe au moins entre 60 et 70 % de la note, nous avons justement voulu augmenter la part des critères qualitatifs. »
Le champ de l’intervention des avocats
Les experts interviendront-ils uniquement dans le cadre de conventions judiciaires d’intérêt public (CJIP) ou également pour des contrôles lancés à l’initiative de l’agence ? Le fameux accord-cadre précise que l’AFA peut, dans l’absolu, commander des expertises dans les deux situations. « Il rend possible le recours à des experts pour toutes les missions de contrôle, confirme Salvator Erba, mais jusqu’ici, ils ont été mobilisés exclusivement dans le cadre de conventions judiciaires d’intérêt public, continue-t-il. Cependant, cela n’exclut pas que nous fassions appel à des experts dans les contrôles d’initiative en cas de besoins particuliers, même si l’AFA n’a bien sûr aucune intention d’externaliser ces derniers. »
Fort d’une expérience de sept ans dans le monitoring aux États-Unis, Laurent Cohen-Tanugi note que « la philosophie même de la compliance – fondée sur la transparence, la coopération et la transaction – n’est pas dans la culture juridique française ». Pour lui, c’est « une véritable révolution culturelle pour les entreprises et leurs conseils comme pour les régulateurs et les tribunaux. » Et les cabinets qui, en soumissionnant, ont choisi d’être les pionniers – d’essuyer les plâtres en quelque sorte –, espèrent se poser en acteurs de cette révolution en imprimant leur marque. En faisant bouger les lignes. En apportant à l’autorité de contrôle leurs connaissances de la compliance et leur expérience de l’entreprise. « L’AFA est une autorité jeune », remarque Bénédicte Querenet-Hahn. « Avec notre expertise, nous sommes par exemple à même d’expliquer quelles sont les particularités d’un secteur qui font que l’entreprise est légitime dans les décisions qu’elle a prises. » Et Maria Lancri d’ajouter : « Pour comprendre et pour interpréter les documents, il est important que les autorités de contrôle connaissent le marché, ce sont des compétences que nous pourrons apporter. » De même, « en tant que conseils des entreprises, il est important que nous soyons en contact avec les autorités, pour mieux comprendre leur fonctionnement », remarque Bénédicte Querenet-Hahn. « C’est aussi en cela que l’idée de devenir experts pour l’AFA nous intéressait. »
Les avocats espèrent, en somme, jouer un rôle de facilitateurs. De pont entre deux cultures parfois difficiles à accorder : celle de l’entreprise et celle de la puissance publique. Permettre de remplacer la culture de la méfiance par la culture du dialogue. À la manière de ce qui se fait à la DGCCRF, par exemple, en matière de sécurité et conformité des produits ? Peut-être. Pour Maria Lancri, en tout cas, ces missions auprès de l’AFA sont « dans le prolongement de la mission de conseil de l’avocat, une extension naturelle de son activité ». Quant à savoir si tous les experts désignés dans les différents lots sur une même mission vont se rencontrer, les avocats l’espèrent, même si – comme pour le reste – ils n’en sont pas sûrs. « Nous avons déjà l’habitude de travailler avec d’autres métiers, remarque Bénédicte Querenet-Hahn. D’ailleurs nous ne pouvons pas travailler sans eux. Le regard croisé est toujours plus puissant que le regard individuel. » À bon entendeur.