Personne morale en procès, cherchez la personne physique…
« Je n’ai jamais déjeuné avec une personne morale. » À cet aphorisme de Léon Duguit, le Pr Jean-Claude Soyer répondait : « Moi non plus, mais je l’ai souvent vu payer l’addition. » Paradoxe et réalité de la personne morale devant les salles d’audience.
Les personnes morales sont bien des justiciables comme les autres, notamment dans les salles d’audience. Mais la médiatisation des dossiers n’est souvent pas comparable. Procès UBS, procès France Telecom, Oil For Food ou AZF, CJIP Google, Carmignac ou Société Générale… En 2015, 80 600 personnes morales ont fait l’objet d’une poursuite ou d’un classement de leur affaire par les parquets, soit 4 % des 2 millions d’auteurs des affaires traitées par ces mêmes parquets1. Quelque 45 % sont des affaires « poursuivables ». Moins de 5 % des auteurs d’infractions, et au final, moins de 1 % des auteurs des affaires jugées par le tribunal correctionnel soit 3 900 personnes morales concernées. Cela semble peu, surtout par rapport à l’impact médiatique de ces situations. Mais depuis 1994, le nombre des condamnations de personnes morales n’a cessé d’augmenter. En 2015, environ 5 000 condamnations de personnes morales ont été prononcées. En 2000, c’était 200.
Didier Rebut
Extension
Si « la responsabilité pénale des personnes morales ne date que de l’entrée en vigueur du nouveau Code pénal en 1994 », comme le souligne François Saint-Pierre dans Pratique de défense pénale, c’est en 2004 qu’elle s’est généralisée. Ce qui conduit le pénaliste à inclure la problématique de la personne morale quasiment dès l’ouverture de son ouvrage, soulignant ainsi tant la spécificité de sa situation que sa place devenue incontournable. Didier Rebut, professeur de droit à l’université Paris II Panthéon-Assas, spécialiste du droit pénal, constate : « L’article 121-2 du Code pénal est la clé de voûte de la responsabilité pénale des personnes morales. En 2004, la responsabilité pénale des personnes morales s’est généralisée à l’ensemble des infractions. Cela a considérablement étendu la possibilité d’une telle mise en cause. » Aujourd’hui, les personnes morales représentent 28 % des auteurs d’infraction à la législation du travail, 25 % des auteurs d’infractions financières et économiques et 16 % des auteurs d’atteinte à l’environnement. Les atteintes aux personnes sont principalement des atteintes involontaires. Les infractions en droit pénal du travail sont un grand classique : accidents, travail dissimulé et harcèlement au principal. Mais la consommation, la corruption, la fraude fiscale, et l’environnement, la santé publique sont également très présents dans les chefs de prévention. Martin Pradel, associé du cabinet Betto, ajoute également la place des droits humains et de tout ce qui découle des politiques RSE. « Une entreprise française a été mise en cause pour financement du terrorisme et complicité de crime de guerre et de crime contre l’humanité. Première fois qu’une entreprise est mise en cause pour des faits en lien avec une entreprise terroriste et première fois s’agissant de poursuites pour crime de guerre et crime contre l’humanité, mais aussi première fois qu’une multinationale est mise en examen pour les activités d’une de ses filiales à l’étranger. »
La représentation durant le procès
Les pénalistes ont progressivement investi la défense des entreprises et celles-ci ne peuvent faire sans ces spécialistes. Certains cabinets, d’ores et déjà engagés auprès des entreprises dans leurs litiges complexes, les ont naturellement accompagnées, comme leurs dirigeants, sur le terrain pénal. On citera bien sûr les grands cabinets de contentieux comme Veil Jourde, Darrois Villey Maillot Brochier, Lussan ou Bredin Prat. Certains pénalistes ont été plus rapides dans cet accompagnement, du fait d’une pratique ancienne sur les questions de responsabilité des entreprises comme Soulez Larivière & Associés, Farthouat Avocats, la SCP French Cornut-Gentille ou feu le cabinet Metzner.
Côté entreprise, la question du représentant de la société est sensible. « Pourtant, elle dispose d’une très grande liberté de choix de son représentant qui sera sa voix, lors de l’instruction, l’enquête et le procès, souligne Didier Rebut. C’est donc une personne choisie par le conseil d’administration ou tout organe statutaire qui a le pouvoir de désigner qui peut représenter la personne morale en justice. Sous réserve que cette personne ne soit pas elle-même poursuivie ! » Il peut s’agir d’une personne qui a une certaine connaissance du dossier, mais qui a des fonctions de représentant. Par exemple le directeur juridique ou le secrétaire général (ce sont les plus fréquemment désignés par l’entreprise), qui sont des acteurs un peu à distance des faits et qui comprennent les arcanes juridiques. Mais parfois, il est utile d’avoir comme représentant présent et parlant à la barre, un opérationnel, un technicien. Cependant, lors d’affaires avec des homicides involontaires, un chargé de la sécurité, un productif ou un DRH subissent une charge émotionnelle forcément plus forte qu’un expert financier dans une affaire purement financière. Alors, c’est sa capacité à expliciter les process qui comptera. L’avocat ne les préparera pas de la même façon2. Ce choix du représentant n’a rien d’anodin pour l’entreprise et il dépend largement de la stratégie que l’entreprise compte mettre en œuvre.
Le rôle de l’avocat de la personne morale est parfois un peu différent. François Esclatine, associé chez Veil Jourde, explicite : « Derrière le représentant d’une personne morale, il y a toute la personne morale. Vous n’avez donc pas, par exemple, un dialogue avec uniquement la direction juridique. Vous ne défendez pas qu’une personne, c’est toute l’entreprise que vous prenez en charge avec de multiples interlocuteurs. » C’est ce qui conduit à rassembler et unifier le discours. Nathalie Roret, avocate associée du cabinet Farthouat Avocats, ajoute « lors de la défense d’une personne morale, il faut aller au-delà du travail d’analyse du fait punissable, ce qui est la priorité pour une personne physique accusée de ce fait. Quand il plaide pour la personne morale, l’avocat se doit de contester la qualité d’organe et de représentant de l’individu sur lequel repose la faute, et/ou qu’il ait agi pour le compte de l’entreprise. C’est un travail d’application du droit un peu différent, il y a une strate supplémentaire à exploiter dans la défense ». Ceci est particulièrement important car le principe de la responsabilité pénale des personnes morales est bien lié à une faute d’un individu ! Il faut des personnes physiques agissantes pour impliquer la personne morale.
François Esclatine
La nécessaire action d’une personne physique
Didier Rebut le rappelle : « Le principe est qu’une personne physique, qui commet une infraction pour le compte d’une personne morale, peut engager la responsabilité pénale de cette dernière. L’infraction doit donc être commise par un organe ou un représentant de la personne morale, auquel ont été conférées des fonctions susceptibles d’engager sa responsabilité (par exemple par la délégation de pouvoir). » Il faut donc bien une personne physique à la base de la mise en place de la responsabilité pénale des personnes morales.
Pourtant le débat jurisprudentiel reste fluctuant. La chambre criminelle de la Cour de Cassation semblait considérer que dès lors que l’infraction a bénéficié à la personne morale, elle a nécessairement été réalisée par un organe ou un représentant. Par exemple pour des infractions un peu spécifiques comme la publicité mensongère. La jurisprudence semblait s’être fixée de façon plus équilibrée, mais des décisions récentes font craindre un retour d’interprétations extensives, pour aller chercher coûte que coûte la personne morale. Dans Oil for food, les juges présument la décision de racheter du pétrole irakien comme étant prises par le Comex, nécessairement ce doit être lui qui prend ce type de décision, mais aucun de ses actes examinés ne le dit. François Esclatine de souligner : « Le sens de l’histoire est peut-être bien un éloignement de la désignation de quelqu’un en particulier comme auteur direct de l’infraction. L’intérêt d’engager la responsabilité de la personne morale, c’est quand même de punir la société pour des faits qui lui ont profité. Alors poursuivre la personne physique peut devenir secondaire. La sanction de la société, son effet dissuasif, et l’exemplarité l’emportent sur ce point de la personne physique agissante. »
Selon Emmanuel Dreyer, professeur à l’université Paris I Panthéon Sorbonne : « Les personnes morales n’ont ni chair ni sang, pourtant elles ont des organes. Elles n’ont pas de sentiments, pourtant elles ont une volonté. Elles sont invisibles, pourtant elles agissent et peuvent même se voir reprocher leur inaction. » Et Nathalie Roret d’ajouter : « Le droit français n’a pas voulu que tout acte de n’importe quel membre de la société puisse engager la responsabilité pénale de la personne morale. Il y a une condition relative à la qualité de la personne (organe et représentant) et une condition relative aux faits qu’elle a commis, toujours pour le compte de la personne morale. Il reste nécessaire d’aller chercher l’organe, comme le dit le Pr Dreyer. » Définir qui est un organe et que l’acte a été commis au profit de l’entreprise n’est pas forcément le plus complexe à argumenter. Le plus difficile reste ce principe de la personne physique à la base de la faute.
Force est de reconnaître que rares sont les procès sans personnes physiques. Natixis vient d’être renvoyé sur sa communication financière pendant la crise des subprimes sans qu’aucune personne physique ne soit inquiétée. Est-ce la personne morale qui écrit ses communiqués ? Elle en est en tous les cas responsable disent les juges. En 2015, sur les 3 600 affaires jugées ayant pour auteur au moins une personne morale, 45 % ont également au moins un auteur personne physique, d’après la Chancellerie.
Sanctions… d’abord l’argent
Sept fois sur dix, la réponse pénale est une mesure alternative. Elle est privilégiée lorsqu’elle permet de réparer le dommage, de mettre fin au trouble causé par l’infraction ou de régulariser la situation au regard du droit. La part d’alternatives est particulièrement élevée pour les infractions économiques et financières (87 %) et l’environnement (84 %). Dans ces domaines, le ministère public fait primer l’effectivité de la norme du droit des sociétés ou du droit de l’environnement sur la dimension punitive.
Mais, quand les poursuites ont lieu, l’amende est la peine principale prononcée. Les personnes morales sont presque toujours condamnées à des peines d’amende en premier lieu. Au-delà des fortes amendes, il existe des sanctions très graves : dissolution, fermetures temporaires, fermeture permanente d’un site, interdiction de concourir à des marchés publics… Une personne morale ne va pas en prison, mais elle peut mourir. Ces peines sont économiquement impactantes et pour la société et pour ses salariés, et même rares, elles sont craintes.
L’introduction en France de la justice négociée bouscule un peu les habitudes. Et même si la CJIP est, pour le moment, réservée aux personnes morales, elle emporte néanmoins un changement de perspective du principe de la personne physique qui influence et même détermine la responsabilité pénale de la personne morale. « Avec la CJIP, on assiste à un véritable basculement. La personne morale reconnaît des faits. Certes ce n’est pas une reconnaissance de culpabilité, mais cela pèse sur le sens de l’engagement de responsabilité. Dès lors qu’est-ce que deviennent les personnes physiques ? Les faits de la personne morale, reconnus par elle, risquent d’impacter la situation des personnes physiques », souligne Nathalie Roret. Ce poids porté par les personnes physiques pourrait peut-être empêcher certaines CJIP de se conclure, car elle n’arrête pas les poursuites des personnes physiques. à croire que le destin des unes reste intimement lié à celui des autres…
Notes :
(1) Infostat Justice, n°154, août 2017, support d’analyse statistique de la Chancellerie. Quasiment tous les chiffres de cet article proviennent de ces études.
(2) Sur le travail de l’avocat, voir Organisation de la défense pénale de l’entreprise poursuivie dans Pratique de défense pénale, François Saint-Pierre, chez LGDJ