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Manager les avocats et les juristes, une gageure ?

Par Anne Portmann

Réputés ingouvernables, les professionnels du droit, qui revendiquent leur indépendance et leur singularité, aspirent parfois, paradoxalement selon certains, à être encadrés davantage, ce que les grandes firmes d’aujourd’hui s’efforcent de faire. Mais existe-t-il une recette pour fidéliser ces électrons libres ?

On ne gouverne pas les avocats ! » Chacun se souvient de la formule cinglante de l’ancien bâtonnier de Paris, Christian Charrière-Bournazel. Mais comment manager ces professionnels du droit dans leur travail au quotidien ? Et en entreprise, la donne est-elle différente ?

« Le management n’est pas enseigné à l’école du barreau », rappelle d’emblée Sébastien Robineau, qui a été avocat, managing partner de Courtois Lebel et Homère, et qui est aujourd’hui médiateur et formateur chez Extra Legem. Il accompagne d’anciens confrères, associés ou collaborateurs, mais pas seulement, dans leurs projets professionnels. En 2022‑2023, il a écrit une série d’articles expliquant les raisons pour lesquelles les avocats rencontraient des difficultés à recruter. Il remarque que ses textes ont été beaucoup lus, sauf lorsqu’il y était question de la « posture managériale ». L’audience dégringolait alors à 10 % du taux de lecture habituel. « Les avocats sont intéressés par le recrutement, mais pas par le management, déplore-t-il. Ils ne se sentent pas concernés, convaincus que leur aisance naturelle, comme auprès de leurs clients, doit suffire. C’est une erreur manifeste ».

Claude Mulsant, qui est coach et directrice de la practice juridique au sein du groupe de conseil en RH Oasys et Cie, connaît aussi très bien les professions d’avocat et de juriste. Elles ont ceci en commun qu’il s’agit, dans les deux cas, d’une population d’experts ayant suivi des études de droit au cours desquelles aucune notion de management n’a été inculquée. Outre le manque de formation, les connaisseurs de ces questions relèvent tous que les fonctions managériales en cabinet pâtissent aussi de l’éternelle question de leur légitimité, souvent perçues comme des centres de coûts. Dès lors les associés freinent les investissements en la matière. « Pourtant, un mauvais recrutement peut coûter très cher au cabinet », pointe Alexandra Pomerol, elle aussi ancienne avocate et désormais consultante. Elle avance le chiffre d’un an de rémunération. Elle déplore qu’en France, les cabinets n’aient pas encore assimilé le fait que certaines fonctions support, comme celle relative au management, facilitent pourtant le business. En entreprise, toutefois, ce n’est guère mieux « La fonction juridique est vue comme une fonction d’expertise, alors, il n’y a presque pas de formations sur la communication au sein des groupes à destination des juristes », note Claude Mulsant.

Managing partner en cabinet,
une position délicate

Sébastien Robineau raconte que lorsqu’il était managing partner du cabinet parisien Courtois Lebel, qui comptait 12 associés, il faisait face à 11 individualités fortes, qui peinaient à comprendre le rôle du gérant. « J’ai ressenti un violent manque de reconnaissance », se souvient-il. Il était alors dans la situation inconfortable d’être le patron des salariés, mais aussi l’égal des associés tout en représentant l’entité commune qu’était le cabinet. Une position compliquée à tenir. Avec le recul et l’expérience, Sébastien Robineau estime qu’en cabinet, il s’agit finalement moins de management que de leadership, un leadership bienveillant, avec une dimension d’attention à l’autre. Alexandra Pomerol ajoute que dans les cabinets d’affaires, tous les avocats ont souvent peu ou prou le même profil, que ce soit en ce qui concerne leurs études ou leur parcours professionnel, et qu’ils sont plus ou moins sur un pied d’égalité. Difficile donc pour le managing partner, à moins de posséder une forme d’autorité naturelle, de se distinguer et de se positionner différemment de ses confrères. Et la plupart du temps, la question ne se pose pas au moment du recrutement où ce sont les compétences techniques du futur associé qui sont questionnées et absolument pas ses capacités managériales. « Ce sont souvent les associés en fin de carrière ou les fondateurs qui prennent ce rôle. Pour ce faire, on peut leur attribuer un complément de rémunération », note Alexandra Pomerol. Le managing partner peut ainsi recevoir 10 à 20 % de rétrocession supplémentaire, payée par le cabinet pour assumer ces fonctions, mais tout le monde ne veut pas ou ne peut pas le faire. Elle observe aussi une tendance, pas encore apparue en France, mais qui fait florès au sein de quelques firmes internationales dans les bureaux étrangers : le management est parfois confié à un non-avocat, une sorte de super secrétaire général, qui a souvent un profil de financier et s’occupe, évidemment, du management des salariés et des avocats ainsi que des entretiens RH. Un système que l’on imagine encore mal duplicable en France, où les avocats n’acceptent pas d’être managés par un autre profil qu’un de leurs pairs.

Pourquoi manager les avocats ?

« Le managing partner donne une même impulsion dans l’ensemble de la structure, une cohérence », lance Alexandra Pomerol. Une position qui a son importance à une période où les grands cabinets se targuent d’afficher leurs valeurs, cherchent à se différencier sur le marché en promouvant un style bien à eux. Elle observe toutefois qu’il est encore aujourd’hui très rare qu’une politique de firme puisse être véritablement mise en place au sein d’un cabinet. « Souvent, une équipe de collaborateurs n’a pas le même style de management que sa voisine », explique-t-elle.

Cette situation peut, de surcroît, créer des tensions entre collaborateurs. Car le temps où l’associé était un mentor pour le collaborateur semble révolu. « Les jeunes sont très critiques envers leurs associés », constate Alexandra Pomerol. Elle n’est pas surprise que dans ce type de configuration, il y ait moins d’engagement, et ce d’autant plus que les associés aussi sont davantage susceptibles de quitter une structure, du jour au lendemain, sans le moindre regret. « Quand les associés entre eux ont peu d’affectio societatis, les collaborateurs le ressentent, constate-t-elle. Ils ne cachent pas à leurs collaborateurs qu’ils saisiront la première opportunité qui se présentera pour changer de maison ». Et il n’est jamais acquis que les collaborateurs partent avec leur associé. Ils font parfois le choix de rester dans le cabinet, de s’installer, voire de se mettre en quête d’un autre cabinet, dans une phase où le marché est favorable aux recrutements. Elle observe aussi que, très souvent, les collaborateurs ne savent pas évaluer leur rentabilité, parfois dissimulée à dessein par le cabinet ou les associés, et n’ont pas l’esprit assez clair sur ce point pour jauger de l’opportunité de créer leur cabinet. Alexandra Pomerol constate par ailleurs que l’aspiration des collaborateurs, à être davantage encadrés, sur un dossier compliqué par exemple, rencontre un obstacle bassement matériel. « En ces temps de crise, il est impossible de facturer plusieurs personnes sur un dossier ». Les jeunes déplorent surtout un manque d’encadrement, et un manque de retour, que ce soit au niveau technique ou personnel de la part de leur associé.

Sébastien Robineau considère que le parcours de progression de carrière auquel disent aspirer désormais les collaborateurs qui entrent en cabinet, dissimule en réalité une demande de reconnaissance, mal perçue par les associés qui s’imaginent encore, pour certains, que les collaborateurs doivent cravacher, comme eux ont souffert pendant leurs jeunes années. « La génération qui nous pousse aujourd’hui ose affirmer ce qu’elle veut et ce qu’elle ne veut pas, il faut lui faire confiance », salue-t-il.

À cet égard, la crise sanitaire a agi comme un catalyseur. Selon le médiateur, la nouvelle génération va rebattre les cartes et favoriser la mise en place d’un management individualisé et humain, plutôt qu’un management au forceps, cote mal taillée dans laquelle tout le monde devra entrer. Claude Mulsant partage cet avis : « la jeune génération n’est pas prête à travailler autant que nous le faisions et de la même façon. Il faut proposer autre chose ». Elle constate également que dans les cabinets d’avocats, il n’existe pas de possibilité, à un moment de sa vie professionnelle, de prendre du recul pour faire un bilan de carrière. « Auparavant, le FIF-PL, l’organisme de financement de la formation continue des avocats, finançait la réalisation de ce bilan, mais ce n’est plus le cas, alors que c’est quand même essentiel », regrette-t-elle. Et même si certains barreaux, comme l’Ordre des avocats de Paris, proposent aux avocats inscrits des bilans gratuits, rares sont ceux qui prennent le temps de le faire.

Un management adapté

Sébastien Robineau observe que de plus en plus de grands cabinets tentent de définir des politiques managériales communes, notamment pour fidéliser les collaborateurs, mais regrette que soient mis en place des schémas inadaptés aux libéraux. « Le management, tel qu’il est appris en école de commerce, concerne des collaborateurs salariés, et non des avocats en contrat de collaboration et encore moins des associés », pense-t-il. Il donne l’exemple d’un secrétaire général au sein d’un cabinet parisien qui se plaignait du fait que les avocats vivaient de plus en plus en province et ne sont plus présents au bureau au quotidien. Les négociations à propos du télétravail, la semaine de 4 jours, la 6e semaine de congés payés ou encore les questions de qualité de vie au travail (QVT), sont autant de points de négociations qui hérissent certains associés. Mais elles sont aujourd’hui indispensables et doivent être traitées sur-mesure. Sébastien Robineau considère toutefois que si certaines grandes firmes cèdent à une sorte de mode du « management », il est compliqué, voire impossible, d’appliquer des solutions toutes faites à une population libérale. « Ce qui fonctionne, c’est de faire du sur-mesure. Au sein d’une équipe de cinq personnes, il faut tous les manager de manière différente », avance-t-il. Ainsi, tel individu ne supportera de travailler en open space, tandis qu’un autre se sentira stimulé par l’effervescence autour de lui. « Il faut savoir faire preuve de finesse, poursuit-il. Comme n’importe quelle personne, les avocats ont besoin de reconnaissance et c’est faire un cadeau au collaborateur que de lui demander de quoi il a besoin ». Pour Alexandra Pomerol, c’est aussi un sujet de compétences managériales.

En entreprise,
des codes à intégrer

En entreprise, les positions hiérarchiques sont plus claires et il semble plus facile pour le directeur juridique d’avoir une forme d’ascendant sur ses collaborateurs. Mais qu’en est-il de manager un avocat qui devient juriste ? Selon Sébastien Robineau, le juriste en entreprise devient le maillon d’une grande chaîne et n’est plus aussi indépendant que lorsqu’il exerce en cabinet. « Il ne faut donc pas casser la chaîne et certains avocats ne le supportent pas ». Alexandra Pomerol constate que si le juriste est aussi, par nature indépendant, il est tout de même moins solitaire que l’avocat, car il fait partie d’un tout : l’entreprise. « Il existe une forme d’attachement au produit ou à l’équipe, bien plus marquée qu’en cabinet d’avocats », explique-t-elle.

L’entreprise peut par ailleurs offrir des opportunités de progression et de mobilité qui n’existent pas en cabinet. L’avocat ne peut qu’espérer devenir of counsel ou associé, alors qu’en entreprise, le champ de progression est plus ouvert. Il est possible de se reconvertir, d’ajouter des compétences. Et il arrive parfois que des juristes évoluent vers des postes en ressources humaines, en compliance ou en RSE. « En cabinet ce sont les clients qui font votre spécialité, et il est compliqué d’en sortir », remarque Claude Mulsant.

Pour autant, le passage du cabinet d’avocat à l’entreprise n’est pas évident. « Les avocats qui deviennent juristes en entreprise n’arrivent pas toujours à sortir de l’expertise pour se mettre en position de soutien ou d’écoute vis-à-vis des autres fonctions de l’entreprise. Ils n’ont parfois pas cette ouverture », poursuit cette dernière. Ils ne connaissent pas le monde de l’entreprise, alors que les métiers y sont beaucoup plus hétérogènes qu’en cabinet. « Les anciens avocats devenus directeurs juridiques ont parfois du mal à se positionner en business partners au sein de l’entreprise, à dialoguer avec les opérationnels pour proposer des solutions qui accompagnent leurs activités », explique-t-elle. Certaines entreprises refusent même la candidature d’avocats qui ont exercé trop longtemps en cabinet. « Hors de question pour elles de parachuter comme directeur juridique un ancien avocat qui n’aura pas les codes de l’entreprise », note Alexandra Pomerol.