L’incertitude économique freine la consolidation des legaltechs
Bien que scruté par les grands groupes et les fonds d’investissement, l’univers de la tech juridique demeure particulièrement morcelé. Les tentatives de rapprochement pourraient néanmoins se multiplier tant le secteur suscite l’intérêt. Mise en lumière d’un processus en devenir.
En déboursant 165 M$, Docusign vient de s’emparer de Lexion, une plateforme de gestion de contrats développée en utilisant l’intelligence artificielle et créée en 2018 à Seattle. Cette annonce, faite le 6 mai dernier par l’éditeur américain de logiciels dédiés à la signature électronique, redonne des couleurs à un marché du M&A qui peine à retrouver de sa superbe, depuis que l’année 2023 a stoppé l’embellie des deux précédents millésimes. Il est vrai que tout dossier de place comprenant une substantielle composante d’IA, comme ici, suscite un engouement particulier et, en l’espèce, le secteur des legaltechs ne saurait faire office d’exception. De là à se demander s’il faut voir dans cette opération l’un des premiers signes d’un mouvement de concentration, il n’y a qu’un pas… d’autant qu’au cours de l’été 2023, Thomson Reuters avait signé le plus gros rachat du secteur en absorbant la plateforme collaborative Casetext pour 650 M$. Il n’est toutefois pas aussi simple d’anticiper le calendrier de telles manœuvres.
De ce côté-ci de l’Atlantique, pour le moment, les transactions autour des legaltechs ne sont pas légion. Dans l’Hexagone, d’ailleurs, celles-ci s’égrènent en suivant un rythme erratique qui trouve probablement son origine dans le fait que la French Tech – comme bien d’autres domaines d’activité – a subi un sérieux coup de frein et perdu nombre de ses repères depuis la crise du covid et celles qui ont suivi. Il n’empêche : parmi la trentaine de transactions identifiées par le groupe legaltech de France Digitale depuis 2018, le millésime en cours en a déjà compté trois en janvier, à savoir la reprise de Jarvis par LexisNexis, l’adossement de Captain Contrat à Implid et celui de Seraphin.legal à MyLegiTech. Et d’autres pourraient suivre, si l’on en juge par les commentaires glissés par les professionnels du M&A au sujet des projets de rachat à l’étude, potentiellement plus nombreux que dans un passé récent.
Marques d’intérêt du private equity
Le fait est qu’en raison du caractère hétérogène de ce segment d’activité, il convient de retenir un degré de granularité plus fin pour tenter d’évaluer sa dynamique actuelle. « Des velléités de concentration existent réellement dans le segment de l’information juridique, à l’international comme en France, bien que certaines legaltechs affichent aussi l’ambition de continuer à se déployer sans opter pour un rapprochement et de faire office d’acteur de référence à l’avenir, analyse Hugo Ruggieri, responsable juridique et DPO de Doctrine et co-animateur du groupe legaltech de France Digitale. Cela peut aussi être le cas dans d’autres domaines, comme dans la contratech, où les rapprochements auront notamment pour intérêt de servir les stratégies de croissance d’intervenants qui souhaitent s’installer durablement dans le paysage. » Auquel cas, la concentration du secteur s’inscrira bien évidemment à l’aune des ambitions des corporates « historiques », tels les Karnov, Wolters Kluwer, Thomson Reuters, LexisNexis ou autre Lefebvre Dalloz qui n’hésitent pas à consolider leurs positions, mais aussi des nouveaux entrants désireux de se faire une place en tant qu’indépendant.
En la matière, on peut raisonnablement attendre des legaltechs ayant accueilli un ou plusieurs fonds d’investissement à leur capital qu’elles cherchent à mener une politique de build-up afin de s’affirmer telles des plateformes d’agrégation. Quel que soit le secteur d’activité, d’ailleurs, cette stratégie est résolument dans l’air du temps : à défaut de pouvoir céder leurs participations de façon fluide, depuis quelques mois, les investisseurs changent souvent leur fusil d’épaule et leur allouent davantage de cash pour qu’elles étendent leurs positions et, in fine, augmentent leur valorisation.
À ce propos, les marques d’intérêt des professionnels du private equity pour les legaltechs ne manquent pas. Pour ne citer que quelques exemples, précisons que la californienne Harvey AI a engrangé plus de 100 M$ en deux tours de table auxquels Sequoia Capital a contribué, les britanniques Opus 2 et Robin AI ont respectivement reçu l’appui d’Astorg et de Temasek, en 2021 et en janvier dernier, l’allemande STP avance depuis 2020 avec le soutien de Bregal… sans oublier Doctrine, la start-up tricolore majoritairement contrôlée par Summit Partners et Peugeot Invest depuis le printemps 2023. Et certaines de ces « happy fews » ont déjà démontré leurs velléités de croissance externe, à l’instar de vLex et de Fastcase, deux legaltechs américaines épaulées par Oakley Capital et Bain Capital Credit depuis leur fusion, en avril 2023, ou plus proche de nous Dilitrust, sous LBO avec le trio Cathay Capital/Eurazeo/Sagard et acquéreur d’Hyperlex, à l’été 2022.
Textes internationaux vecteurs
de consolidation
« Les prémices d’une consolidation des legaltechs se font jour, évalue Guillaume Bonneton, associé de la banque d’affaires GP Bullhound – qui conseillait Doctrine lors de sa recherche d’actionnaire financier. Ce secteur se prêtant particulièrement à l’utilisation de l’IA, il compte bon nombre de sociétés de tailles différentes dont certaines rencontreront éventuellement des difficultés pour trouver leur marché. Elles seront autant de cibles potentielles pour les grands groupes désireux d’intégrer à leurs propres dispositifs les modules d’IA qui auront été ainsi développés. »
« Il pourrait y avoir un coup d’accélérateur mais pour l’instant, le nombre de transactions demeure assez réduit, observe Romain Dehaussy, associé de la banque d’affaires Cambon Partners. Cela étant, les legaltechs constituent des cibles d’acquisition potentiellement intéressantes si les outils qu’elles déploient ne répondent pas uniquement aux dispositions réglementaires d’un seul pays. Car un tel positionnement constituerait un plafond de verre qui réduirait de facto leurs perspectives, à moins de chercher à s’unir entre acteurs nationaux au positionnement similaire. » D’aucuns considèrent pourtant que la limite des frontières pourrait être un vecteur potentiel de consolidation : certains sujets régis par des textes internationaux – à l’instar de la directive CRSD, entrée en vigueur le 1er janvier dernier dans le domaine de l’ESG, du RGPD en matière de traitement des données à caractère personnel, entré en application le 26 mai 2018, ou encore des dispositions fiscales dont on connaît la complexité – peuvent aussi favoriser l’émergence d’acteurs de grande envergure jouant la carte des acquisitions pour s’imposer.
Tirer parti de l’IA générative
Pour l’heure, force est de constater qu’il est difficile d’établir le scénario qui prévaudra : l’émergence des principales solutions B2B remontant à 2016-2019, il est encore un peu tôt pour savoir sur quels critères certaines legaltechs tireront plus que d’autres leur épingle du jeu. Et à l’heure où atteindre le point mort devient essentiel dans la tech, les stratégies d’acquisition peuvent ne pas être prioritaires. « Le marché français connaît une véritable montée en puissance d’un point de vue business, souligne Cyril de Villeneuve, senior advisor de Gino LegalTech et co-animateur du groupe legaltech de France Digitale. Bien qu’encore jeunes, certaines legaltechs se développent rapidement grâce à la pertinence de leurs outils associée à la satisfaction de leurs clients ainsi qu’à leur capacité d’attirer des talents en marketing et business development. Ce phénomène récent changera certainement la donne, notamment face à la force de frappe des grands acteurs internationaux. »
Reste à savoir, dès lors, dans quelle mesure les legaltechs connaîtront ou non un sort comparable aux fintechs, un autre jeune secteur autant animé par des succès retentissants – comme celui de Qonto – que des échecs cuisants. Une chose est sûre : de l’avis général, l’aptitude des legaltechs à tirer parti de l’IA générative sera au centre de la dynamique de concentration, car celle-ci doit permettre de mieux répondre aux attentes du client final. Mais cela se fera alors immanquablement en tirant les valorisations vers le haut : toute entité qui aura relevé ce défi se vendra à prix d’or.