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L’IA et la justice : de grandes espérances

Par Anne Portmann

L’institution judiciaire française, notoirement sous-dotée, pourrait saisir l’opportunité de l’IA pour se transformer en profondeur. L’apparition de ces nouveaux outils oblige la justice à canaliser et structurer les différentes initiatives qui fleurissent à tous les niveaux.

En marge du sommet international sur l’IA, organisé à Paris les 10 et 11 février 2025, l’Association de philosophie du droit a organisé le 11 février, un colloque intitulé « L’IA, facteur de progrès pour les professions du droit », qui a permis de faire le point sur l’état de l’utilisation de l’intelligence artificielle dans le domaine de la justice. C’est à cette occasion que Sonya Djemni-Wagner, avocate générale à la Cour de cassation et représentante de la France à la Commission européenne pour l’efficacité de la justice (Cepej), a rappelé que des jalons structurants pour l’utilisation de l’IA dans la justice avaient été posés au niveau européen depuis longtemps. Ainsi, L’IA Act qualifie les IA opérant dans le domaine judiciaire comme étant à risque élevé.

Dès 2016, le Cepej avait publié des lignes directrices sur la conduite du changement vers la cyberjustice. En décembre 2018, était élaborée une charte éthique européenne pour l’utilisation de l’intelligence artificielle dans les systèmes judiciaires et leur environnement. Un groupe de travail sur la cyberjustice et l’intelligence artificielle a ensuite été constitué en 2019. Il se réunit régulièrement, suit les avancées techno­logiques dans chaque État, comme un véritable observatoire. En février 2024, une charte sur l’utilisation de l’IA générative liste les bonnes pratiques à adopter au sein des systèmes judiciaires. Le rapport annuel de la Cepej, qui dresse le bilan de l’état des systèmes judiciaires, pays par pays, recense d’ailleurs pour chaque État membre, les avancées significatives en matière de numérisation de la justice. La Cour européenne des droits de l’Homme a même déjà eu l’occasion de se prononcer sur les questions de protection des données et de numérisation de la justice, dans la foulée du fameux arrêt Marper c/ Royaume-Uni (CEDH, S. et Marper c. Royaume-Uni, 16 jan. 2007, 30562/04 ; 30566/04), qui a jugé que la conservation d’empreintes digitales et des données ADN pouvait être analysée comme une atteinte au droit au respect de la vie privée, notamment à l’occasion de l’arrêt Xavier Lucas c. France (CEDH 9 juin 2022, Xavier Lucas c. France, n° 15567/20), qui a condamné la France, jugeant que l’obligation de saisir une juridiction par voie électronique ne pouvait entraver le droit d’accès au juge. « Le corpus européen est l’un des seuls étalons des professions judiciaires publiques en la matière », a constaté Sonya Djemni-Wagner. Chez certains de nos voisins européens, la numérisation des systèmes judiciaires est désormais très avancée. Ainsi en Lettonie, les litiges civils dont l’enjeu est inférieur à 7 500 € peuvent être tranchés par une IA. « L’Allemagne est aussi très allante sur les contentieux sériels », a observé l’avocate générale.

Qu’en est-il en France ? Au niveau national, la transformation des services publics en général est pilotée par la direction interministérielle du numérique (Dimum), chargée d’élaborer la stratégie numérique de l’État. Celle-ci développe, depuis plusieurs années, l’IA générative nommée Albert, en cours de déploiement au sein de plusieurs ministères. Le parquet général de la cour d’appel de Paris et les parquets de son ressort expérimentent d’ailleurs l’outil. Cependant, en matière d’IA générative, les cas d’usage qui viennent enrichir les résultats probabilistes pour d’autres usagers, doivent être définis et recensés. Un raisonnement à rebours de celui fait par le juriste, en tout cas en France, et quelque peu contre-intuitif dans notre modèle étatique, où les décisions partent le plus souvent du sommet pour aller vers la base.

Ambitions et cadre général

En prévision du sommet international sur l’IA, le ministère de la Justice a publié sur son site internet, le 6 février 2025, une note présentant ses ambitions en matière numérique, indiquant que la Chancellerie s’est engagée dans des travaux exploratoires pour l’utilisation de l’IA dans la justice, et définissant quatre cas d’usages prioritaires de l’IA dans le domaine judiciaire. Ainsi, la retranscription automatisée de réunions internes qui devrait voir le jour cette année, puis, à terme, la retranscription d’autres entretiens, l’aide à la recherche, qui pourrait faciliter l’accès aux textes juridiques et à la jurisprudence, l’utilisation comme outil de traduction ou d’interprétariat et l’utilisation comme outil de synthèse pour obtenir des résumés de documents.

Dans une interview publiée en ligne en décembre 2024, Audrey Farrugia, magistrate et cheffe du service de l’expertise et de la modernisation au secrétariat général du ministère de la Justice, indique également qu’un outil d’aide à la qualification pénale est en phase de test et qu’un système d’occultation des données sensibles dans les décisions de justice est en cours d’élaboration. C’est sur cet outil qu’a travaillé le service de documentation, des études et du rapport (SDER) de la Cour de cassation, dirigé par la présidente Sandrine Zientara-Logeay. « Le service a élaboré un algorithme de pseudonymisation des décisions diffusées en open data performant, qui nous est envié », révélait-elle le 11 février 2025, indiquant que la Cour de cassation souhaitait s’engager de manière « à la fois résolue et réfléchie » dans l’IA. Un groupe de travail sur les usages de l’IA a en effet été constitué en septembre 2024, réunissant magistrats du siège et du parquet général des chambres de la Cour, du SDER et des data scientists de son laboratoire d’innovation. Le groupe, qui a procédé à une vingtaine d’auditions, devrait rendre son rapport final au mois d’avril. Les analyses de ce rapport devraient permettre à la Cour de déterminer les grands axes de sa politique de développement de l’IA, mais, à ce stade, rien n’est encore tranché. Le SDER travaille en partenariat, notamment, avec le laboratoire d’intelligence artificielle de la Sorbonne.

Sandrine Zientara-Logeay a dévoilé les grands cas d’usage identifiés sur lesquels le groupe a travaillé « Certains ne concernent que la Cour de cassation, mais d’autres peuvent avoir des conséquences sur l’ensemble des juridictions » précise-t-elle. Ainsi, l’IA pourrait être utilisée pour analyser les écritures des parties afin d’identifier les questions de droit nouvelles qui n’ont pas encore été tranchées par la Cour. L’IA pourrait servir aussi d’outil d’aide à la recherche documentaire, à partir des fonds propres de la Cour et de bases publiques. Enfin, l’IA pourrait être un outil d’aide à la rédaction des décisions. « C’est un des cas d’usage les plus risqués », admet la magistrate, qui rappelle que l’IA, incapable d’élaborer un raisonnement juridique, doit demeurer un outil d’assistance et n’a pas vocation à remplacer le juge. Elle estime qu’à court terme, c’est notamment pour l’aide à la recherche et la détection des contentieux émergents que l’IA présente le moins de risques, l’analyse des contentieux de masse demandant davantage de maturité. Audrey Farrugia a d’ailleurs précisé que certains projets envisagés ont finalement été abandonnés en raison de difficultés techniques, comme la mise en place d’un référentiel pour l’indemnisation des préjudices corporels.

Risques et craintes

Sandrine Zientara-Logeay avertit qu’avant de généraliser des solutions retenues à plus ou moins long terme, des guides pratiques de l’utilisation de l’IA doivent être mis en place, ou des chartes locales adaptées aux différents métiers. Car l’IA présente évidemment des risques dans le domaine judiciaire, que ce soient ceux généraux d’atteinte aux droits fondamentaux, de sécurité, de souveraineté et de protection des données ou ceux spécifiques à la fonction judiciaire, liés à l’indépendance ou à l’impartialité du magistrat.

Il est en tout cas certains, que côté juridictionnel, les opérateurs privés ne répondent pas aux besoins définis par la Cour, qui a vocation à développer ses propres outils, qui devront être souverains, transverses et universels.

L’architecture générale d’une IA judiciaire est cependant encore loin d’être aboutie. « Nous n’en sommes qu’aux balbutiements », estime Sandrine Zientara-Logeay. Et parmi les freins au développement de ces outils, le manque de moyens chronique de la justice n’est pas le moindre. Alors que les juridictions manquent de matériel, que les personnels travaillent sur des logiciels obsolètes comme WordPerfect, comment rattraper cette « dette technologique » ? D’aucuns espèrent que la révolution IA contribuera à aider l’institution judiciaire à sauter certaines étapes de développement, mais rien n’est moins sûr. Par ailleurs, ces expérimentations et ces POC doivent être financées. Si le SER a pu récemment recruter des data scientists au sein de son laboratoire, cela ne suffit évidemment pas pour que la tortue administrative puisse rattraper le lièvre de la technologie.

Le tribunal des activités économiques de Paris en avance dans la réflexion

En attendant que les consignes redescendent, certaines juridictions n’hésitent pas à expérimenter, de leur côté, l’IA générative, en s’efforçant de donner l’impulsion collective nécessaire. C’est le cas au sein du tribunal des activités économiques (TAE) de Paris. Bertrand Kleinmann, vice-président de la juridiction consulaire, explique pourquoi il était nécessaire d’avancer. « Les magistrats consulaires, qui sont par ailleurs chefs d’entreprises et utilisent tous les jours des outils d’IA dans leurs fonctions, ­n’auraient pas compris que nous gardions un fonctionnement archaïque au sein du tribunal ». Par ailleurs, il fallait circonscrire les initiatives personnelles que ces magistrats auraient pu prendre. La rumeur a d’ailleurs enflé, dans la place parisienne, d’un magistrat consulaire qui utiliserait Chat GPT pour rédiger ses jugements et qui serait bien plus productif que ses collègues. « Impossible », rétorque Bertrand Kleinmann, qui assure que toutes les décisions sont collégiales et que dès lors, un magistrat ne peut, seul, prendre l’initiative de rédiger ses jugements via une IA. Il n’en reste pas moins que les magistrats consulaires, très dépourvus, doivent utiliser leur propre ordinateur, faute d’en avoir un fourni par l’administration. Mais Bertrand Kleinmann et Patrick Sayer, le président du tribunal des activités économiques, conscients de la nécessité et de ­l’urgence, ont voulu fédérer les bonnes volontés pour changer les habitudes : des magistrats consulaires, en plus de leurs affaires, ont accepté de piloter des expérimentations et cela en partenariat avec les greffiers au tribunal, qui rémunèrent un prestataire technique pour les épauler. « Une chance », estime Bertrand Kleinmann. Un comité numérique a été mis en place et différents cas d’usage ont ainsi été identifiés. Le premier est l’utilisation de l’IA pour distribuer les affaires entre les différentes chambres. « Nous expérimentons une combinaison entre un algorithme et une IA », précise le vice-président. Ce cas d’usage, dont le risque est à peu près nul, pourrait être très rapidement opérationnel et le résultat serait alors intéressant pour les demandeurs récurrents. Un deuxième cas d’usage serait le recours à l’IA pour qualifier la difficulté d’une affaire (facile, intermédiaire ou complexe), en fonction d’éléments tels que le nombre de parties ou encore les montants en jeu, afin de la diriger vers le magistrat qualifié. Là encore, il s’agit d’une combinaison d’algorithmes et d’apprentissage, mais cette fois grâce à des décisions anonymisées. « Ce sera un outil très utile qui fera gagner du temps aux 9 juges des chambres », admet Bertrand Kleinmann. Une réflexion est également en cours sur les requêtes en injonction de payer, afin de leur appliquer un traitement qui vérifiera que les conditions et les éléments du dossier sont bien réunis (contrat, livraison, facture, mise en demeure et Kbis). À plus long terme, le tribunal a aussi engagé une réflexion sur l’utilisation de l’IA pour le rapport d’audience, qui résume les moyens et les arguments des parties, et sur un outil qui pourrait aider à identifier les questions de droit essentielles dans une affaire. Le tribunal des activités économiques de Paris a d’ores et déjà adopté l’outil d’anonymisation développé par la Cour de cassation en open data, mais pour le moment le dialogue avec d’autres juridictions, commerciales ou non, n’est pas encore institutionnalisé. « Nous ne voulons pas être empêchés, et nous voulons rester agnostiques et pragmatiques pour choisir les outils les mieux adaptés à notre activité. Nous sommes attentifs à rester très prudents en exigeant les meilleures garanties de localisation et de cryptage des données. On ne peut pas ne rien faire », conclut le vice-président.

Kami Haeri, chargé par le Club des Juristes de rédiger un rapport sur l’impact de l’IA dans le secteur du droit, annoncé pour le début de l’été, estime de son côté qu’elle va entraîner un phénomène de déjudiciarisation, du moins sur certains types de litiges. En effet, la modélisation, affinée au fur et à mesure, va permettre de parvenir à des solutions de justice prédictive très développées qui pousseront les parties à transiger. « C’est la raison pour laquelle les compagnies d’assurances investissent massivement dans l’IA judiciaire », note-t-il. Il pointe également le risque de glissement d’une culture juridique de l’écrit intangible et sacré vers une règle plus souple et plus malléable, conséquence du raisonnement à partir des cas d’usage. En somme, un rapprochement vers la common law, mais qui pourra permettre de libérer du temps judiciaire. Encore une ressource rare dans la justice.