Le détachement en entreprise : à consommer avec modération
Il y a une dizaine d’années, les instances représentatives de la profession d’avocat s’étaient émues de la pratique du détachement en entreprise. Les choses semblent s’être apaisées aujourd’hui, même si les abus existent. La LJA fait le point.
Caroline Luche-Rocchia, avocate au sein du cabinet Herald, avait, en 2010, et en tant que membre de l’Union des jeunes avocats (UJA), coécrit un rapport remarqué sur le détachement, pratique qui consiste pour le cabinet à mettre à disposition de son client un avocat issu de ses rangs, appelé à travailler au sein de l’entreprise. Le syndicat réclamait alors l’encadrement de la pratique, objet de plaintes de collaborateurs dénonçant des abus. Depuis, la situation semblait s’être relativement apaisée. Caroline Luche-Rocchia constate aujourd’hui qu’il est difficile, voire impossible, de recenser le nombre de collaborateurs en situation de détachement, mais qu’en toute hypothèse la pratique, qui concerne majoritairement des Parisiens, serait marginale. « Le rapport de 2010 faisait état de 400 avocats détachés, mais il n’y a aucun moyen de savoir combien il y en a aujourd’hui et si le nombre est en augmentation. » Et malgré la proposition de l’époque de l’UJA de Paris et de la FNUJA de créer une convention tripartite type, complément au contrat de collaboration en cas de détachement, les choses n’avaient jamais vraiment bougé.
Un enjeu de compétitivité
Le conseil de l’Ordre des avocats de Paris s’est toutefois récemment ressaisi du dossier, à la faveur d’un rapport présenté par Rusen Aytac et Éric Le Quellenec, MCO. Il a décidé, lors de la séance du 14 mai dernier, de constituer un groupe de travail, chargé de rédiger un « guide des bonnes pratiques » du détachement, qui devrait être prêt d’ici septembre 2019. « Nous avions demandé que les services de l’Ordre soient informés des détachements par les cabinets, ne serait-ce que pour évaluer l’ampleur de la situation, mais le conseil de l’Ordre ne nous a pas suivis sur ce point », dit Éric Le Quellenec. Refusant tout contrôle formel – écarté, d’ailleurs, par les rapporteurs eux-mêmes –, les instances ordinales parisiennes ont donc choisi la voie de la souplesse pour « assainir et accompagner certaines pratiques ». Même si la question n’est pas franchement abordée, Éric Le Quellenec estime que la pratique du détachement porte en elle un enjeu de compétitivité, dans la mesure où elle pourrait constituer une alternative si aucun statut légal de l’avocat en entreprise n’est proposé. « Je n’ai jamais vu de collaborateurs recrutés par un cabinet juste pour un détachement et dont on se serait séparé ensuite », témoigne Caroline Luche-Rocchia, de surcroît spécialisée en droit social. « Les cas extrêmes où l’on détache pour, en réalité, embaucher des sous-traitants, on en voit très peu. » D’aucuns, cependant, attirent l’attention sur les pratiques de certains cabinets, qui proposent directement sur leur site Internet de détacher des avocats chez leur client. « Un cabinet d’avocat n’est pas une agence d’intérim, il faut le rappeler », note Éric Le Quellenec. Béatrice Delmas-Linel, managing partner du cabinet Osborne Clarke, a elle-même fait l’expérience du détachement lorsqu’elle était avocate collaboratrice, ce qui a été déterminant dans sa décision de rejoindre le monde de l’entreprise pendant huit ans, avant de redevenir avocate. Elle estime qu’après une période d’incertitude et de controverse, lorsque la pratique était encore naissante, « désormais tout le monde joue le jeu, selon des règles plus claires ».
Du bénéfice pour le collaborateur
Selon Anne Bassi, directrice de l’agence de communication Sachinka, les avocats sont, en règle générale, toujours contents d’être détachés. « À condition que ce ne soit pas trop long », ajoute-t-elle. Elle estime aussi qu’en matière de carrière, il est bénéfique pour le collaborateur d’être détaché. Elle leur conseille même de ne pas dissimuler cette information lorsqu’ils postulent ailleurs. Caroline Luche-Rocchia, détachée au cours de sa carrière, en garde un excellent souvenir. « Ce n’est, en fait, que la délocalisation du lieu de travail », estime-t-elle. Lors de sa première expérience, un détachement pendant dix-huit mois, dont douze à temps plein au sein d’une SSII d’une fédération de mutuelles, elle a endossé les responsabilités d’une DRH par intérim et ne passait au cabinet qu’une journée par quinzaine. Elle était complètement déconnectée de la vie du cabinet. « Mon exercice était trépidant, en réunion de négociation avec les syndicats le matin, en audience l’après-midi pour les dossiers du cabinet ou les dossiers personnels. Je travaillais sur deux ordinateurs, l’un pour l’activité chez le client et l’autre pour l’activité courante. » Une expérience intense qui a été, selon elle, un véritable accélérateur de carrière. « Cela m’a permis de renforcer mes compétences, de me mettre à la place du client et d’apprendre un nouveau métier. Cela m’a également permis de fidéliser le client, qui m’a suivie dans tous mes changements de cabinet, car j’avais fait partie des leurs. » Anne-Louise Varroquier, aujourd’hui directrice juridique au sein du groupe Pernod Ricard, a elle aussi été détachée lorsqu’elle était avocate. Spécialisée en M&A, elle travaille à cette époque au sein d’un cabinet international. Son cabinet lui propose de l’envoyer dans une banque londonienne alors qu’elle a trois années de barre. Elle accepte, pensant qu’il s’agit d’une bonne opportunité d’appréhender le métier différemment. « En fait, c’était plutôt décevant, mon implication sur les projets étant la plupart du temps assez limitée. » Quelques années plus tard, elle change de cabinet. Et c’est avec quelques réserves qu’elle accepte, quelques semaines après son arrivée, de rejoindre pour un nouveau détachement la Caisse des dépôts et des consignations (CDC), qui compte à l’époque environ un tiers de ses effectifs en détachement. « L’expérience a été cette fois-ci très enrichissante. Les collaborateurs étaient valorisés au sein de cette belle équipe, qui traitait, conjointement avec la direction de la stratégie, des dossiers aussi variés qu’intéressants. » Les avocats, détachés pour compléter l’équipe, y gèrent leurs dossiers de façon autonome. Ce sont les mêmes dossiers qu’en cabinet, mais gérés du point de vue du client. « C’est très intéressant de se retrouver dans le fauteuil du client qui pilote le dossier dans un processus de prise de décision stratégique, et non plus dans le fauteuil du conseiller », note-t-elle. « Cette période à la CDC a été passionnante. J’y ai découvert une approche très différente de l’exercice en cabinet, plus en amont et plus large, beaucoup plus orientée sur le business. » Elle ajoute d’ailleurs que son expérience de détachement a sans doute été un élément important dans la décision de Pernod Ricard de la recruter. « Ils savaient que j’avais la compréhension des enjeux spécifiques de l’exercice du métier au sein de l’entreprise tout en ayant une expérience solide en cabinet », note-t-elle. Béatrice Delmas-Linel estime quant à elle que le détachement en entreprise est un élément de formation de l’avocat : « Il permet de comprendre ce métier, faux jumeau de celui d’avocat, qu’est le métier de juriste d’entreprise. » C’est aussi un moyen, selon elle, d’être en relation directe avec les opérationnels. « Même si la formation initiale à la profession d’avocat permet de goûter au monde de l’entreprise, grâce notamment au projet pédagogique individuel, ce type de stage est limité à un moment où l’élève avocat n’a pas encore commencé sa carrière. » Elle pense que les avocats détachés ne doivent pas être trop jeunes. « Il faut avoir trois à quatre ans d’expérience et être agile et autonome. » Pour mettre à profit leur détachement, Anne-Louise Varroquier conseille elle aussi aux collaborateurs de ne pas le faire en début de carrière. Question de crédibilité et d’expérience. « Car on n’a pas les clés ou l’autonomie suffisante. »
Des précautions à prendre
Une chose est sûre : le cabinet doit impérativement garder un lien constant avec le collaborateur détaché. « Il ne doit pas être lâché dans la nature avec le client, prévient Béatrice Delmas-Linel. Chez Osborne-Clarke, nous sommes très vigilants sur cet aspect. Il est d’ailleurs fréquent de recevoir en entretien des candidats collaborateurs qui enchaînent les détachements dans leur cabinet et qui le vivent parfois comme une mise au placard. » Si l’Ordre parisien s’est à nouveau saisi du sujet, c’est parce que la commission de l’exercice professionnel était de plus en plus interrogée sur ces questions. Béatrice Delmas-Linel préconise même de ne jamais détacher le collaborateur à temps plein. « Les clients demandent parfois un avocat en détachement pour remplacer quelqu’un de l’équipe juridique. Mais, même en pareil cas, le collaborateur ne doit pas passer plus de trois à quatre jours par semaine dans l’entreprise, idéalement moins, et seulement pour une courte période de trois à quatre mois, sauf circonstances exceptionnelles et accord de sa part. Nous préférons d’ailleurs parler de “mission d’assistance sur site” que de détachement, qui n’est pas notre métier. » Et pour éviter le risque d’une trop grande désorganisation et rester sur le cœur de la pratique de l’avocat, le cabinet doit parfois savoir refuser les demandes. « Nous n’acceptons que la moitié des sollicitations de nos clients, si eux-mêmes acceptent nos conditions », dit Béatrice Delmas-Linel, qui indique que le cabinet reçoit une dizaine de demandes de détachement par an. Le guide de bonnes pratiques en préparation au barreau de Paris devrait notamment contenir des modèles de lettre adressés au client par le cabinet rappelant les principes du détachement, et notamment que l’avocat ne doit pas être assimilé à du personnel interne. Le conseil de l’Ordre parisien souhaiterait limiter les détachements à six ou neuf mois. Et Béatrice Delmas-Linel de conclure : « Le détachement en entreprise, c’est plutôt positif, mais à consommer avec modération. »