La seconde vie des magistrats
Magistrats, et après ? Que ce soit au moment de leur retraite ou au cours de leur carrière professionnelle, certains magistrats décident de rejoindre la sphère privée. Pour quelles raisons ? Et quels avantages leur formation et leur expérience leur apportent-ils dans ces nouvelles fonctions ? La LJA est allée rencontrer quelques-uns d’entre eux.
«Ne me parlez pas de retraite, ce mot est banni de mon vocabulaire ! » prévient d’emblée Luc Frémiot. Le célèbre parquetier, qui a été atteint en 2018 par la limite d’âge, a rejoint, en novembre dernier, le prestigieux cabinet parisien fondé par Yves-Marie Ravet. C’est d’abord la rencontre entre les deux hommes qui a été déterminante. Ils se connaissaient un peu, de réputation, s’étaient côtoyés, mais n’avaient jamais envisagé de travailler ensemble. Jusqu’à ce que l’occasion se présente. Luc Frémiot, dont le père, conseiller juridique, a exercé jusqu’à son dernier souffle, s’est ainsi entendu avec l’avocat, issu d’une famille… de magistrats. « Je veux m’entourer de gens qui sont les meilleurs dans leur domaine et qui sont meilleurs que moi », dit Yves-Marie Ravet. Il a ainsi accueilli Luc Frémiot au sein de son cabinet, comme consultant sur les questions de droit pénal. Un statut qui permet à l’ancien magistrat, qui vit toujours à Lille avec sa famille, de continuer ses activités d’écriture, d’organisation de conférences sur des sujets qui lui tiennent à cœur, et qui lui permettent d’avoir une parole plus libre dans les médias, lorsqu’il est sollicité.
L’ancien magistrat l’avoue : il est passé avec aisance d’un milieu à un autre. « Au parquet, nous avons l’habitude de trancher et de décider tous les jours. Nous sommes constamment dans l’action. C’est ce que j’ai retrouvé au sein du cabinet. Nous sommes réactifs auprès des clients pour intervenir très vite en contexte de crise. » L’ancien procureur, qui portait naguère la voix de la société, se réjouit également de l’émergence, au sein des cabinets d’affaires, de la volonté de porter des valeurs et de grandes causes sociétales, y compris en conseillant des entreprises citoyennes. Aux côtés d’Yves-Marie Ravet, il ne s’interdit aucun projet, et le cabinet a d’ailleurs des perspectives de développement en direction du Moyen-Orient. Marie-Odile Bertella-Geffroy, quant à elle, a quitté les fonctions de magistrat instructeur en raison d’une mutation forcée, contestée sans succès. Bien connue pour les dossiers emblématiques qu’elle a instruits en matière de santé publique (on peut à cet égard citer, parmi d’autres, le procès de l’hormone de croissance et celui du sang contaminé), elle a été à l’origine de la création du Pôle de santé publique au sein du tribunal de grande instance de Paris, qu’elle a d’ailleurs coordonné. Devenue avocate à Nanterre en 2015 (son ancien statut lui interdit en effet d’exercer pendant cinq ans dans le ressort de son ancienne juridiction), elle travaille dans le même type de dossiers, mais cette fois, pour les parties. « Je ne voulais pas être inactive », confie-t-elle. La notoriété acquise au long de sa carrière de fonctionnaire lui assure une clientèle importante, et elle s’occupe aujourd’hui d’importants dossiers de pollution, de santé publique, et de responsabilité médicale. « S’il est vrai que la fonction est complètement différente, la formation de magistrate m’a enseigné la prise de risques, ce qui est tout à fait adapté au métier d’avocat », explique-t-elle. Ses anciennes fonctions lui apportent également, outre une parfaite connaissance du fonctionnement des juridictions saisies, une vue plus globale des affaires qui lui sont confiées. « Comme avocate, j’ai une tendance à être peut-être plus objective, car comme magistrate, j’étais entre les deux parties. »
Savoir trancher, atout ou handicap ?
Le fait d’avoir été magistrat confère-t-il des aptitudes particulières pour exercer d’autres fonctions dans le domaine juridique ? Luc Frémiot indique, pour sa part, ne pas être intéressé par la médiation ou l’arbitrage. « C’est un métier du siège ! » répond-il. Gérard Gardella, qui a passé seize années au sein de la magistrature, avant de changer de carrière à l’aube de la quarantaine, constate que, contrairement à l’idée que l’on pourrait avoir de prime abord, il n’est pas facile pour un magistrat, fut-il du siège, de devenir arbitre, ou même médiateur. « Il faut être choisi et connu, savoir se mettre en avant, cela sort de la discrétion habituelle à laquelle ont été formés les magistrats. » « Les anciens magistrats ont tendance à trancher, alors qu’en médiation, c’est justement ce qu’il ne faut pas faire, constate un médiateur du CMAP. Le médiateur doit accompagner la solution, mais surtout ne pas l’orienter ou l’imposer. C’est difficile pour les magistrats d’aller contre ce réflexe professionnel. » Dans le milieu de la médiation, dire de quelqu’un qu’il « fait le magistrat » n’est pas exactement un compliment. Toutefois, la formation et l’expérience du magistrat peuvent constituer un atout dans bien des domaines. Gérard Gardella, aujourd’hui secrétaire général du Haut comité juridique de la place financière de Paris, a été directeur du contentieux, puis directeur juridique de la Société Générale pendant 22 ans. Il n’a aucun regret d’avoir opéré un revirement de carrière. « L’expérience de magistrat m’a apporté, dans ma carrière de directeur du contentieux, la connaissance des rouages de la justice et de son mode de fonctionnement, que n’ont pas forcément les juristes en interne. C’est très utile au pénal, pour savoir comment un parquet va appréhender une situation, et aussi en matière civile, car nous avons le réflexe du contradictoire. » La formation et l’expérience du magistrat lui donnent aussi la capacité d’opter et de décider rapidement, réflexe acquis avec les importantes responsabilités souvent confiées aux magistrats débutants, lorsqu’ils sont très jeunes. Par comparaison, les juristes formés en entreprise ont des attitudes prudentes qui les font parfois passer, aux yeux des opérationnels, pour des personnes qui disent non et qui entravent la marche de l’entreprise. C’est aussi l’avis d’Olivier Raynaud, aujourd’hui gérant au sein de la banque Lazard Frères, qui a démissionné de la magistrature en 2014, après avoir fait carrière au sein d’institutions financières comme la COB et la Banque de France. Il a débuté comme magistrat du Parquet dans une juridiction de l’Est de la France et estime que son expérience a été cruciale. « Les juristes internes font le plus souvent des analyses de dossiers sans prendre eux-mêmes la décision. Ils ne sont pas placés dans la situation de décider seuls et dans l’urgence », estime-t-il. Il considère qu’en plus de la technicité inhérente au métier, les anciens magistrats possèdent des réflexes procéduraux et une connaissance des grands principes fondamentaux qui font défaut à beaucoup de juristes. Guillaume Didier, magistrat en disponibilité qui a exercé les fonctions de communicant au sein de plusieurs cabinets ministériels, est aujourd’hui directeur associé de l’agence de communication Vae Solis. « Je crois que je suis le premier magistrat en disponibilité à faire de la communication », observe-t-il. Lui aussi a débuté comme juge d’instruction. Il indique avoir saisi les opportunités qui se sont présentées à lui sans avoir de plan de carrière préétabli. Il a d’abord rejoint la Direction des affaires criminelles et des grâces (DACG), et, après avoir été chargé des relations presse pour Jean-Claude Marin lorsqu’il a été procureur, il a exercé ces fonctions auprès des garde des Sceaux Pascal Clément, Rachida Dati et Michèle Alliot-Marie. Il a créé le poste de porte-parole de la chancellerie et a rejoint la sphère privée « un peu par curiosité », après le départ de Michèle Alliot-Marie, qu’il avait suivie aux Affaires Étrangères. « J’ai saisi l’occasion, alors que je n’avais jamais imaginé aller dans le privé. Mais le ministère ne m’a en aucun cas découragé, il ne s’est pas opposé à ce que je franchisse une étape supplémentaire en devenant associé au sein de l’agence. » Guillaume Didier estime, au fond, que son métier de communicant s’inscrit dans la continuité des fonctions de magistrat. « Ce qui m’anime dans les deux fonctions, finalement, c’est la recherche de la vérité. Et la communication, notamment la communication de crise, qui est l’essentiel de mon travail, n’est rien d’autre que le rétablissement d’un certain équilibre face à un emballement médiatique. » Il considère que son expérience de magistrat lui a apporté de la sérénité, de la maîtrise, et qu’elle lui a permis de relativiser. Des atouts utiles dans ses fonctions actuelles. Le magistrat concède que son métier de juge d’instruction, bien que très formateur, était solitaire. Il a été heureux de trouver, en cabinet comme dans la sphère privée, une diversité de profils très complémentaires, et de pouvoir travailler en équipe.
Des profils rares
Pourtant, force est de constater que ces changements de carrière (détachement, mise à disposition ou en disponibilité ou démission, voir l’encadré) sont de moins en moins fréquents. Gérard Gardella raconte : « Avant la crise de 2007, la banque pour laquelle je travaillais a cherché à attirer des magistrats en son sein, pour un poste de directeur de contentieux et pour une autre fonction. Alors que la rémunération était très intéressante, personne ne s’est présenté. » Serait-ce une conséquence inattendue de la féminisation de la profession de magistrat, les femmes étant, en général, moins enclines à changer de carrière que leurs homologues masculins ? Pour Olivier Raynaud, c’est peut-être la politique étroite de détachement du ministère qui est en cause. « Ce manque de promotion par la magistrature du statut de magistrat extérieur est regrettable. » Il indique qu’actuellement, seule une poignée de magistrats sont détachés auprès d’institutions publiques comme l’Autorité des marchés financiers, « alors que ce sont des portes ouvertes vers beaucoup d’aération et de découverte, et un apport considérable pour ces institutions ».
Guillaume Didier observe, cependant, que dans un contexte de manque d’effectifs, il est probable que les priorités de la politique de ressources humaines au sein de la magistrature ne soient pas dirigées en faveur des expériences professionnelles hors des juridictions.
Des regrets ?
« Lorsque j’ai quitté mes fonctions en 2014, je me suis interrogé sur ma carrière professionnelle par rapport à celle de mes anciens collègues magistrats, qui ont pour la plupart fini leur parcours à la Cour de cassation. Je me dis que j’ai eu une vie bien plus trépidante que si j’étais resté magistrat, je n’ai pas vu le temps passer ! » dit Gérard Gardella. Olivier Raynaud, s’il ne regrette pas sa belle carrière dans la compliance bancaire, a cependant la nostalgie de l’audience. « J’aimais le caractère imprévisible de l’audience, et cette complexité humaine que l’on y appréhendait. » Il n’exclut d’ailleurs pas de terminer, pourquoi pas, sa carrière comme avocat. « Après une première vie comme magistrat, une deuxième au sein d’autorités administratives, et une troisième dans une banque privée, ce serait ma seconde et, donc, dernière vie judiciaire. » Guillaume Didier se pose également la question, à terme, du retour en juridiction. Cependant, les transfuges sont assez mal perçus par leurs anciens collègues. « “Tu as trahi”, m’a-t-on dit lorsque je suis parti à l’administration centrale, confie-t-il. Je n’ose pas imaginer ce que certains me diront lorsqu’ils sauront que j’ai été dans le privé. » Chez les juges, le fantasme de l’enrichissement lié au passage dans le privé est aussi tenace. « Les magistrats travaillent dans des conditions matérielles difficiles », estime Olivier Raynaud. « La justice est devenue l’otage de la crise économique », regrette Luc Frémiot. « On s’imagine que les magistrats partent dans le privé pour faire de l’argent, mais c’est faux ! » enchaîne Guillaume Didier. « C’est un véritable enrichissement que de sortir de la juridiction et d’aller voir ailleurs, et en ce qui me concerne, je n’ai pas la lassitude de certains de mes collègues, dont le discours est – et on peut le comprendre – très pessimiste concernant l’état de la justice. » Il indique également que ces détachements ou ces mises en disponibilité sont l’occasion de se rendre compte qu’en dépit de tout, la magistrature conserve une excellente image auprès des Français. « Il y a une vraie admiration et un respect de la fonction. »
Il ne faut pas confondre…
• Le détachement, au terme duquel le magistrat reste au sein de la fonction publique, mais est payé
par le corps qui l’emploie (par exemple, dans une AAI).
• La mise à disposition, qui met le magistrat
à la disposition d’une structure, alors que le ministère de la Justice continue à le payer.
• La disponibilité, qui est une mise entre parenthèses de la carrière dans la fonction publique, sans avancement et sans rémunération. Le magistrat continue cependant à dépendre du Conseil supérieur de la magistrature (CSM).
• La démission/ le départ en retraite.