La direction juridique post-Covid-19
Le sujet a bien sûr été traité maintes et maintes fois, parfois avec une analyse quasi-visionnaire1. Le directeur juridique est passé, en une vingtaine d’années, de conseiller du président à business partner de l’entreprise, pour être aujourd’hui un influenceur, un stratège2. Mais la crise sanitaire que nous vivons va-t-elle changer la donne pour lui permettre d’amplifier son champ d’action ? Et comment l’organisation de son équipe va-t-elle être impactée par les semaines de télétravail du printemps ? Car à n’en pas douter : il y a eu un avant Covid et il y aura de cristal avec l’aide de quelques experts.
Dans la grande majorité des cas, le confinement des juristes salariés s’est bien déroulé. Sur-sollicités durant les trois mois du printemps, ils ont largement prouvé leur implication dans l’accompagnement du business de l’entreprise3. La plupart d’entre eux n’a d’ailleurs pas encore repris le chemin du bureau. Mais d’ores et déjà, des leçons peuvent être tirées de cette période de travail intense avec une organisation inédite. « La première c’est que le télétravail n’altère ni la productivité, ni l’efficacité des équipes juridiques », note Laetitia Menasé, directrice juridique de Canal +. Reconnaissant qu’à titre personnel, elle a toujours eu un appétit pour cette forme de travail à distance, elle assure que le groupe conduit une réflexion pour renforcer le télétravail sur le long terme. Et de fait, plusieurs de ses homologues réfléchiraient à autoriser le télétravail au moins deux jours par semaine à l’avenir. Mais elle prévient : « Il est essentiel de garder le contact avec les équipes ». Car dans les directions juridiques de taille importante dans lesquelles, par principe, l’organisation est pyramidale, il est rapide de perdre le lien avec le juriste que l’on ne croise plus dans le couloir du service ou au réfectoire. Laetitia Menasé, qui est à la tête de cinq directions juridiques spécialisées, a donc mis en place une formule qu’elle espère être gagnante : « Je m’entretiens avec les directeurs juridiques chaque semaine et, charge à eux, de faire passer les messages stratégiques au sein de leurs équipes. Chacun est responsable du lien avec son pôle et des réunions sont organisées à échéances régulières par visioconférence pour partager l’information ».
Libérer la parole
Au sein du groupe L’Oréal, l’organisation est assez similaire. Yannick Chalmé, le directeur juridique groupe, révèle : « L’équipe n’a jamais été aussi proche que pendant cette période de confinement. Nous avons organisé des réunions, par webinar, soit hebdomadaires avec l’ensemble des équipes en France (juristes et non juristes), ou toutes les trois semaines avec les équipes internationales (basées en Asie, Amériques, Europe, Afrique, Moyen-Orient), que nous avons surnommées « les pauses café juridiques ». Elles permettaient de discuter, d’échanger et de faire passer les informations stratégiques et de maintenir un lien convivial entre tous. Chaque responsable en France et à l’étranger organisait aussi, de la même façon, l’animation et le partage plus spécifique à son équipe selon les périmètres et territoires. Ces rendez-vous ont rencontré un intérêt tel qu’ils vont se poursuivre à la demande des équipes au-delà de la période de confinement, de façon plus espacée ».
Selon lui, ces webinars ont en outre permis de mettre un terme à un certain cérémonial lors des réunions. La parole s’est libérée, tout le monde a pu exprimer son point de vue, le lien a été plus facile, plus direct.
Olivier Chaduteau, fondateur de Day One, vient pour sa part de mener une enquête auprès d’une cinquantaine de directeurs juridiques d’entreprises du SBF 1204. Et il a perçu une nouvelle approche des réunions d’équipes : « Auparavant, elles étaient organisées par hiérarchie, les managers étaient ensuite chargés de faire passer les messages aux équipes. Pendant le confinement, il a fallu gérer l’urgence et chaque spécialiste, indépendamment de son titre hiérarchique, a été directement convié à la visioconférence pour livrer son point de vue, apporter ses connaissances ». Il estime qu’avec le développement du télétravail, cette organisation devrait se poursuivre. « C’est ce que la Harvard Business School appelle la Smart collaboration, explique-t-il, avec un goût toujours marqué pour les concepts anglosaxons. J’informe l’autre de ce que je sais pour lui permettre d’aller plus vite, en dehors de toute considération hiérarchique et de top down ».
> Frédéric Vern
Frédéric Vern, secrétaire général de Gecina, témoigne : « Le management de la direction juridique a changé. Il y a moins de top down au sein de l’équipe, moins de hiérarchie, moins de carcan sur le traitement des problématiques juridiques ». La crise du Covid-19 a été pour lui l’occasion de réorganiser le secrétariat général qu’il dirige et au sein duquel évolue notamment la direction juridique groupe. Certes, la réflexion avait été entamée avant le confinement, mais sa mise en œuvre a bien eu lieu au début du mois de mai. Le secrétariat général est désormais organisé autour de trois pôles : Immobilier, dirigé par Julien Nataf et Carmen De Pablo, directeurs juridiques M&A et immobilier ; Compliance/Corporate, piloté par Sylvain Metz ; et Documentation digitale & numérique et Archives, mené par Sonia Lieutier. Ils siègent tous les quatre au comité de direction. « C’est un peu comme un fonctionnement de cabinet d’avocats, témoigne-t-il. Les référents répartissent les dossiers au sein de leurs équipes et veillent à assurer une parfaite agilité du service, une vision transverse et une appréhension large des problématiques par les juristes ». De cette crise sanitaire, le secrétaire général veut retenir un élément essentiel : l’agilité des équipes. « Nous avons rapidement créé, au sein du secrétariat général, une cellule de crise qui regroupait les chefs de pôle juridique, des juristes spécialisés sur certaines questions techniques comme les baux, le directeur des assurances, une personne en charge du corporate non boursier, une autre en charge du corporate boursier et le DPO. Le traitement de chaque problématique spécifique était examiné avec les yeux de tous les spécialistes et cette transversalité des approches nous a permis d’être plus réactifs et de faire tomber certaines barrières ». Et il compte bien œuvrer pour maintenir cette nouvelle façon de réfléchir ensemble, de penser globalement.
Plus de leadership pour le directeur juridique
Yannick Chalmé a, lui aussi, l’espoir que cette approche perdure et le groupe travaillerait depuis déjà plusieurs années pour réduire les diverses strates hiérarchiques. Le confinement a sans doute permis d’accélérer le processus. « Le télétravail va-t-il permettre de démystifier la place du directeur juridique ? Va-t-il faciliter son accessibilité et donc simplifier le fonctionnement de la direction ? », s’interroge-t-il. Laetitia Menasé estime que « le leadership du directeur juridique a évolué durant cette crise sanitaire. Son rôle a été avant tout de fédérer les équipes ». Les prochains mois étant incertains, tant d’un point de vue sanitaire qu’économique, elle considère que « le directeur juridique va devoir être attentif à ce que les équipes attendent de lui : donner un cap, mais aussi veiller au bien-être de ses juristes ». Olivier Chaduteau partage cette opinion : « le directeur juridique aura encore plus de leadership. Il devra embarquer l’équipe et être clair sur ce qu’il attend de chacun, sur chaque tâche et pour chaque objectif ».
Un levier pour mieux rebondir
> Laetitia Menasé
Catherine Rose, directrice de la communication corporate juridique & financier du groupe L’Oréal, témoigne à son tour : « Face à une situation d’urgence, les barrières entre les départements se sont affaissées pour laisser place à un esprit de partage, à une transversalité inédite. Tout le monde œuvrant dans le même sens, avec célérité et dans un esprit de solidarité ». Et Yannick Chalmé d’approuver : « Le vecteur juridique est fondamental pour le développement de nos métiers opérationnels. Notre département doit agir en joint-venture avec les opérationnels dans le même objectif : créer des produits et les vendre ». Post-Covid, la direction juridique du groupe a d’ailleurs décidé d’accélérer sa révolution digitale : mise en place systématique au plan mondial de la signature électronique, automatisation et standardisation de certains contrats non stratégiques, création de bases de contrats dans lesquels les opérationnels pourront aller piocher pour aller plus vite, avec une plus grande autonomie, dans un mode plus coopératif, nouveaux outils de communication, etc. Au sein du groupe Canal +, les démarches sont assez similaires et l’ambition d’accélérer la digitalisation de certains contrats est notable, tout comme la volonté de mieux partager la documentation entre les équipes. « L’un des grands gagnants du Covid-19, c’est bien le digital, reconnaît Olivier Chaduteau. La crise a été un formidable accélérateur de la conduite du changement et elle a démontré l’utilité de l’outil numérique tout en levant les freins qui perduraient au sein de certaines directions juridiques ».
L’avènement d’une autre façon de travailler
> Yannick Chalmé
Durant ces quelques semaines d’urgence, le juridique s’est positionné comme un levier pour sortir de la crise autrement, pour permettre à l’entreprise de mieux rebondir, d’être plus efficace. Et pourquoi ne pas surfer sur la vague ? Comment se réorganiser pour conserver cette efficience ? Pour Eric Gardner de Béville, recruteur et consultant international, le déconfinement offre une occasion unique pour mettre en place une nouvelle organisation plus performante et économe de la direction juridique, par l’avènement de la fonction de legal operation officer. Elle a pour rôle de « mettre en parfaite adéquation les services des exécutants - les juristes - avec les attentes des bénéficiaires - les commerciaux, fiscalistes, personnes des RH, et autres clients internes ». Selon lui, « elle maximise l’efficience de la direction juridique par une optimisation du personnel, des consultations et avis légaux, et de la technologie appliquée au droit en entreprise, tout en minimisant les risques, les budgets et les experts par une meilleure rationalisation de leur choix, utilisation et rémunération5 ». Olivier Chaduteau le confirme, nombre d’entreprises ont déjà mis en place cette fonction depuis une quinzaine d’années. Tel est par exemple le cas dans les grandes banques françaises, mais également chez Engie, EDF, Ubisoft, Ipsen, Chanel ou encore Atos. « La crise sanitaire va accélérer le déploiement de la fonction car l’ensemble des services vont chercher à optimiser leurs coûts, à réfléchir sur leurs effectifs et à considérer leur département comme une véritable business unit. Le juridique n’y échappera pas et le legal operation officer en sera le chef de projet », explique-t-il.
De nouvelles problématiques à traiter
Le droit comme accélérateur de la sortie de crise6, c’est sur cette question que Marc Mossé, président de l’AFJE et directeur juridique et des affaires publiques de Microsoft Europe, s’est récemment interrogé. « Dans des sociétés en quête de confiance, les juristes au service du droit et de l’intérêt général peuvent être des acteurs du changement, des passeurs d’avenir », écrit-il en appelant à « une véritable politique de développement du droit, tant au niveau national qu’européen ». Il vise par exemple la mobilisation des juristes pour rendre possible le green deal. Car cette crise a également fait ressortir le traitement des questions écologiques qui étaient traitées jusqu’à présent sur le coin de la table. Et, encore une fois, les juristes sont en première ligne pour les appréhender. En témoigne par exemple la résolution déposée mi-avril par une coalition de onze investisseurs demandant à Total de modifier ses statuts pour intégrer dans son rapport de gestion des informations concernant les actions que le groupe entend mener pour respecter les Accords de Paris. Le pétrolier a inscrit cette résolution à l’ordre du jour de son Assemblée générale tout en émettant de doutes sur la légalité de l’initiative des actionnaires7. On sent donc que la direction juridique a eu un rôle important à jouer dans le traitement de cette problématique, à la frontière des sujets de gouvernance et d’environnement.
Les questions environnementales sont également au cœur des priorités du groupe Gecina et les juristes interviennent régulièrement sur le sujet. L’entreprise vient d’ailleurs de créer un comité RSE pour aborder l’ensemble des questions sociétales et environnementales. Elle a également structuré une fondation dédiée à la protection de l’environnement, au soutien de toutes les formes de handicap, à la préservation du patrimoine et à l’accès au logement pour le plus grand nombre. « Tous les juristes prêtent main forte et acceptent de sortir des sentiers battus pour aborder de nouvelles problématiques juridiques, souvent passionnantes, avec un entrain certain », se félicite le secrétaire général.
Poursuivant cette réflexion, Christophe Roquilly, directeur du LegalEdhec Research Centre, a proposé à chaque service juridique de s’interroger sur sa raison d’être. « Tenant compte de l’entreprise qu’il est censé servir, comment incarne-t-il sa vision et son ambition en se définissant d’abord par ce qu’il est, avant de savoir ce qu’il doit faire. Cette raison d’être constitue le socle de sa stratégie devant le conduire à des actions dont les objectifs sont mesurables8 ». Laetitia Menasé se dit intéressée par cette approche qui permet de valoriser le travail quotidien des juristes. Une piste à creuser pour la direction juridique de demain ?
Notes :
1. Rappelons notamment l’ouvrage d’Olivier Chaduteau qui prévoyait, en 2014, « un changement de paradigme du droit dans l’économie » in La direction juridique de demain. Éditions Lextenso, 2014.
2. Cf. notre article Directeur juridique, le business partner est devenu influenceur dans le magazine LJA n°62 d’octobre 2019.
3. Cf. notre article Les directions juridiques en première ligne face à la crise dans le magazine LJA n°66 d’avril 2020.
4. Intitulée Retours d’expériences du Covid-19, sa parution est prévue pour juillet 2020.
5. Déconfinement et juridique opérationnel, par Eric Gardner
de Béville, publié sur le site LJA le 18 mai 2020.
6. Article publié dans la lettre Inspiration(s) by Business & Legal Forum, le 14 mai 2020.
7. La résolution a finalement été rejetée.
8. Article publié dans la lettre Inspiration(s) by Business & Legal Forum, le 14 mai 2020.