Knowledge manager : collecter, enrichir et partager le savoir-faire
Ils sont quelques dizaines à afficher le titre de knowledge management lawyer (KML) ou professional support lawyer (PSL) au sein des cabinets d’avocats d’affaires en France. Une petite communauté soudée et fière de ses rôles qui n’a pas fini de faire parler d’elle.
Ces fonctions sont apparues dans les années 1990 au sein des cabinets d’avocats du magic circle. Adoptées par tous les grands cabinets d’affaires, elles sont devenues, au fil des années, le maillon fort des structures qui les accueillent. La capitalisation, la pérennisation et l’optimisation du savoir-faire du cabinet est au cœur des missions de ces professionnels. « Le knowledge manager met à disposition des avocats et du cabinet, le plus rapidement possible, toutes les ressources pertinentes en matière informationnelle et méthodologique, utiles à l’action et à la prise de décision », explique Beatriz Chatain, directeur administratif du knowledge management au sein du cabinet CMS Francis Lefebvre Avocats. Avantage concurrentiel, la gestion des connaissances offre non seulement un gain de temps significatif pour les avocats mais également une mise à disposition de données vérifiées et sécurisées basée sur une réelle expertise technique. Si pendant des années, il s’agissait d’un poste en coulisses, les KML/PSL sont aujourd’hui au contact des clients et des services marketing de leurs cabinets.
Une interface quotidienne des avocats
La quantité d’informations et le savoir accumulé jour après jour au sein des cabinets d’avocats est considérable. La capitalisation et la pérennisation de cette richesse sont d’autant plus cruciales que la taille du cabinet est importante. Chaque jour, les avocats créent, rédigent, négocient. Chaque expérience passée peut servir celle à venir et éviter de réinventer la roue. Sans gestionnaire des connaissances, le manque à gagner peut se révéler considérable. Ancien avocat, Louis-Nicolas Ricard occupe la fonction de PSL chez McDermott Will & Emery. Les associés avaient connu ce service dans leurs anciens cabinets et en avaient perçu la valeur ajoutée : « Plus le cabinet grandit, plus il est difficile d’avoir une harmonisation du savoir-faire et des expertises partagées et mutualisées au sein du cabinet. Le rôle du KML aide à définir les positions avec les différentes variables ».
La gestion des connaissances a pour objectif la valorisation du capital intellectuel, principal actif d’un cabinet d’avocats. Une solution pour résister à la pression des coûts ? Un gain de temps ? Une garantie de sécurité juridique avec l’accès à une information vérifiée et une actualisation de connaissance en temps réel ? Sans doute tout cela à la fois. Au fil des ans, le métier a évolué vers la veille juridique, la recherche et la formation interne et parfois externe chez les clients. L’idée centrale étant de permettre aux avocats de se dédier uniquement à leurs heures facturables. « Aujourd’hui nous sommes face à une instantanéité de l’information. Les réseaux sociaux sont un canal important des pouvoirs publics à la portée de tous, nos clients sont aussi des consommateurs de ces réseaux donc on ne peut rien manquer », illustre Beatriz Chatain. Les KML/PSL, en canalisant le flux d’informations, agissent sur la transversalité des compétences et la diffusion des meilleures pratiques. « Nous jouons un rôle pivot entre la pratique et l’académie à l’occasion des grandes réformes mais également sur les pratiques de marché. Notre mission est de nous assurer d’une certaine cohérence au sein de notre cabinet sur ces grands sujets. », explique Isabelle Eid de DLA Piper.
Le cabinet CMS Francis Lefebvre Avocats est le témoignage vivant de cette collaboration fructueuse. Il est l’un des rares avec les cabinets de Big à avoir internalisé une équipe « doctrine ». Elle est composée d’une quinzaine de professionnels de droit (dont cinq sont associés), des experts de haut niveau issus de l’université ou des pouvoirs publics. « Ils apportent aux avocats un appui pour adopter des positions de place. » précise Beatriz Chatain. Organisée à la fois par départements et en central, l’équipe de KM est composée, quant à elle, d’une quinzaine de personnes avec un rôle plus tourné vers l’interne. Une réelle synergie s’est créée entre les deux équipes.
Quand les KML/PSL n’ont pas la chance de bénéficier d’une équipe « doctrine » en interne, ils s’appuient sur leurs réseaux universitaires, comme le mentionne Virginie Barbier chez Herbert Smith Freehills : « Nous consultons des professeurs pour asseoir notre position sur les zones grises, nous nous nourrissons de leur doctrine, nous en tirons la substance pour l’appliquer à nos dossiers ». Louis-Nicolas Ricard le confirme : « La doctrine offre un recul théorique avec des pistes de réflexion. Les KM/PSL sont l’interface quotidienne des avocats pour recenser et orienter leurs questions pratiques ».
Coordonner une veille stratégique, juridique et opérationnelle
Mais attention à ne pas confondre précédents et modèles ! Si la collecte des précédents fut, un temps, l’une des missions des KML/PSL, l’exercice de la rédaction de modèles a considérablement changé la donne. « Le précédent est une photographie à un instant T d’un contrat négocié, alors que le modèle est un cadre qui doit s’adapter à toutes les situations et évoluer avec les réformes et les pratiques de marché », explique Virginie Barbier.
Le modèle a une vocation plus universelle. C’est un guide qui permet d’anticiper tous les cas de figure, une trame de contrat vierge avec des variantes de réponses. Il envisage même les impacts éventuels sur les autres documents. En constante évolution, il est enrichi en permanence. « Nous avons des modèles par région permettant d’appréhender les différences culturelles dans l’ingénierie contractuelle, complète Isabelle Eid. Les closiers sont une autre façon d’organiser le knowledge : des répertoires de clauses, comme par exemple celles figurant dans les pactes d’actionnaires ». Louis-Nicolas Ricard considère que c’est d’ailleurs l’un des plus importants enjeux de la fonction : « Les modèles participent à l’identité du cabinet et permettent de transmettre la pratique ».
Si les modèles sont un des objectifs les plus ambitieux, le rôle des KML/PSL ne s’arrête pas là. Leurs missions s’articulent également autour de la veille, de la formation et du service client.
En matière de veille, les professionnels constatent qu’on ne peut plus se contenter de traiter des sources de plus en plus abondantes. Il est devenu essentiel de les qualifier. Les pouvoirs publics et administrations diffusent parfois sur les réseaux sociaux certaines informations avant même leur publication par les vecteurs officiels de communication. « Il est indispensable de structurer une veille stratégique juridique et opérationnelle qui exige de coordonner les contenus. Nous nous efforçons de suivre l’actualité de nos clients les plus importants en temps réel, précise Beatriz Chatain. Avec la crise du Covid, il y a eu une accélération en termes de contenus et de réactivité. Nous avons notamment proposé un sommaire interactif vers toutes les ordonnances et autres textes publiés au cours de la crise sanitaire ».
La formation est également réfléchie et proposée par les équipes en collaboration avec les avocats et les réseaux universitaires. Elle est dispensée en interne aux avocats, mais aussi en externe chez les clients. Définir les sujets qui méritent d’être abordés, établir des relations avec les intervenants et soutenir les évènements sont autant d’étapes à gérer. « Nous avons organisé des présentations aux institutions financières sur les sujets aussi divers que les indices de référence ou la signature électronique », explique Virginie Barbier. Dans le même esprit, CMS Francis Lefebvre Avocats propose à ses clients une vingtaine de newsletters de veille spécifique. « Nous ne pouvons pas nous contenter de livrer une information législative brute. Il est nécessaire de l’associer avec une veille économique afin qu’elle fasse sens », précise Beatriz Chatain. Et Isabelle Eid d’ajouter : « Nous bâtissons à destination des clients des rapports relatant les évolutions et tendances ».
Suivre les évolutions technologiques
Le KML/PSL s’attache à la création et la mise en œuvre de systèmes qui rendent accessibles les connaissances collectives. Les process se pensent à l’aune des outils garantissant que les informations soient récupérables et réutilisables. Il n’est d’ailleurs pas anodin de remarquer que Beatriz Chatain n’est pas une ancienne avocate, ni une ancienne juriste, mais une professionnelle des systèmes d’information. Si le contenu revêt une importance évidente, sans moyen de l’organiser, de le diffuser et de le partager, peu de chance de le voir survivre aux mois et années qui passent.
Chez DLA Piper, une plateforme de contract management permet aux équipes de travailler ensemble sur le même espace collaboratif du début à la fin incluant la signature électronique. « Les grandes évolutions sont les innovations technologiques. Les legaltech sont des outils de facilitation. Elles se concentrent sur l’automatisation des documents mais il faudra toujours des KML pour élaborer le protocole ou pour accompagner les utilisateurs dans le changement induit par les outils et la transformation digitale », conclut Isabelle Eid.