Faire évoluer sa carrière en créant une legaltech
L’essor des nouvelles technologies conduit de plus en plus de professionnels du droit à créer leur legaltech. Mais comment gérer de front sa carrière d’avocat, ou de juriste, avec le lancement d’un tel projet ? À quel moment faut-il basculer pour se consacrer entièrement à sa start-up ? La LJA a demandé à des acteurs du secteur de raconter leur expérience.
Parmi les avocats créateurs de legaltech, Matthieu Davy fait figure de pionnier. Avec son associé des débuts, Nicolas Rebbot, ils ont été les premiers, à Paris, à demander le visa du conseil de l’ordre pour pouvoir créer une société commerciale, la SAS « Call a Lawyer », juste après la publication du décret du 29 juin 2016 autorisant les avocats à être associés dans une société commerciale. Matthieu Davy a eu l’idée de sa legaltech, une plateforme de mise en relation entre avocats et clients, toute fin 2015, après un dîner avec des amis l’interpellant sur l’ubérisation de la profession d’avocat. Il couche ses idées sur le papier et sollicite quelques amis : son confrère, un journaliste, un ingénieur et un directeur d’entreprise. Ces derniers trouvent l’idée plutôt bonne et décident de rejoindre l’aventure. Depuis, dans le sillage de « Call a lawyer », tout un écosystème d’avocats et de juristes créateurs de legaltech s’est développé. Au point que Matthieu Davy, a créé, en 2017, l’association Avotech, qui fédère, au niveau national, les créateurs de legaltech de toute sorte et qui compte, aujourd’hui, une centaine de membres.
UN VIRAGE À PRENDRE
« C’est une nouvelle manière d’exercer notre métier. Face aux géants de la tech, les praticiens du secteur doivent se prendre en main et faire la différence », pense Matthieu Davy, qui considère qu’une acculturation est nécessaire dans la profession. « Encore aujourd’hui, certains barreaux sont méfiants vis-à-vis des legaltech, accusées d’appauvrir la profession », constate-t-il, déplorant que certains petits barreaux soient réticents à donner leur visa aux créateurs de legaltech, voire les menacent de sanctions disciplinaires, même si la plupart des grands barreaux ont aujourd’hui leur incubateur. Pourtant, se lancer dans l’aventure entrepreneuriale lui a ouvert de nouveaux horizons. « Cela m’a permis de monter en compétences dans la connaissance des entreprises et j’ai désormais une autre vision du conseil, de l’aspect stratégique et opérationnel qu’il apporte à l’entreprise. Je conseille mes clients autrement », explique-t-il. Au-delà du bénéfice de l’ouverture à un nouveau milieu de créateurs d’entreprises, devenir entrepreneur a aussi fait de lui un meilleur avocat. Sylvain Staub était avocat depuis 1997. Bien connu dans le secteur des conseils en IP/IT, avec son cabinet Staub & Associés, il a créé en 2018 un logiciel permettant de piloter l’ensemble des actions et processus de mise en conformité RGPD des entreprises, dénommé Data Legal Drive. Bien que le logiciel ait d’abord été conçu dans un but d’accompagnement des clients de son cabinet, il a décidé de créer une société commerciale distincte, hébergée dans des locaux séparés. Pour lui, les deux activités qu’il exerçait se nourrissaient l’une de l’autre. « Créer une legaltech est le meilleur moyen de rendre les conseils juridiques opérationnels » estime-t-il, convaincu que cela permet de « faire du droit autrement ». Élaborer des logiciels avec la vision et la rigueur juridique d’un avocat permet de sécuriser l’outil. « C’est très sain, pense-t-il. C’est absolument crucial pour les avocats de s’intéresser à l’innovation, car toutes les directions juridiques s’appuient sur des logiciels, qui ne remplaceront jamais l’expertise d’un avocat, mais qui sont utilisés au quotidien et que les avocats doivent connaitre ». Il peine d’ailleurs à comprendre la défiance à l’égard des legaltechs de certains avocats et parfois des institutions représentatives de la profession. En entreprise également, il est possible de saisir l’opportunité de créer des legaltech. Christian Le Hir a eu l’idée de Regmind alors qu’il était à la tête de la direction juridique de Natixis. Conçu au départ comme un outil interne pour aider les juristes de son équipe à faire face aux obligations réglementaires, le logiciel a une vocation plus large. Christian Le Hir s’est associé à des personnes, rencontrées à l’occasion d’un hackathon, spécialisées dans l’informatique appliquée au droit. « Après un POC dans mon service, nous avons eu des discussions avec d’autres banques pour connaître leurs attentes ». Si à l’époque, au sein du groupe Natixis, il n’existe pas de cadre pour l’intrapreneuriat « le besoin lié à la fonction a été compris et nous avons bénéficié du soutien de la direction » confie-t-il.
SAUTER LE PAS, OU PAS ?
Mais créer une legaltech demande un investissement considérable, financier souvent, mais aussi en termes de temps, toujours. Ainsi, en dépit de la compréhension de son employeur, et de son statut de cadre, Christian Le Hir ne pouvait pas consacrer un temps infini au développement de ce logiciel. De surcroît, ne souhaitant pas se positionner dans une situation de conflits d’intérêts, il s’interdisait de participer à la commercialisation de sa solution. À la faveur d’une réorganisation interne, il s’est finalement libéré de ses obligations personnelles et a désormais le champ libre pour se consacrer au développement commercial de Regmind. Un tout autre métier. « J’ai quitté ma zone de confort, mais ce n’est pas un problème car c’est un métier avec du relationnel. Par ailleurs, je crois que le produit apporte une vraie solution à mes anciens collègues. Développer une petite entreprise est un défi passionnant. J’ai adoré mon travail et le cadre dans lequel j’exerçais, mais la liberté de l’entreprenariat est aussi très précieuse. Désormais, je définis moi-même mes objectifs », détaille-t-il. Sylvain Staub a, quant à lui, décidé en 2022 de n’être plus qu’associé non opérationnel au sein du Cabinet DS Avocats qu’il a rejoint fin 2019 avec ses équipes, ce qui lui permet de se consacrer désormais entièrement à Data Legal Drive, ses 60 salariés et ses 3 000 clients. « Pendant 4 ans j’ai fait les deux. Les semaines étaient très remplies, reconnaît-il, même si les deux métiers se recoupaient en partie sur le terrain de la matière juridique ». Père de quatre enfants, Sylvain Staub travaillait souvent tard le soir et souvent le week-end, essayant de répartir équitablement son planning entre ses deux activités et de garder du temps pour sa famille, le sport et ses amis. « C’était assez souple, par demi-journées et selon les urgences, le plus compliqué étant d’alterner entre des processus et des équipes de conseil/contentieux et des processus et des équipes d’éditeur de logiciel ». Il explique qu’il a voulu donner du temps à la transition. Savoir son associé et ses collaborateurs bien intégrés au sein de DS Avocats, et ses clients sécurisés au sein de ce Cabinet l’a rassuré. « Faire le choix de ne plus exercer opérationnellement un métier d’avocat qui m’a passionné 25 ans n’était pas évident », concède-t-il néanmoins. Pour Matthieu Davy : « On ne peut pas, seul, être avocat et créateur d’une legaltech. C’est une aventure trop lourde ». La solution est de s’entourer d’associés, dans les deux activités. Pour sa part, il n’a pourtant jamais souhaité raccrocher la robe. Après avoir consacré l’équivalent d’un mi-temps au développement de « Call a Lawyer », il a réduit son temps d’intervention de 15 à 20 % se restreignant à ce qu’il savait faire : la déontologie, la mise en avant des compétences de ses confrères, etc. « J’estime qu’une fois que l’activité est sur les rails, il faut laisser faire ceux qui savent faire. Je suis incapable de rivaliser avec des opérationnels qui sortent d’école de commerce ou d’ingénieur ». Matthieu Davy ne se mêle donc plus ni de marketing, ni de commercial. « Au début, j’organisais des after-work tous les mardis dans la salle de réunion du cabinet, où je recevais 10 à 15 confrères pour leur faire découvrir la plateforme, se souvient-il. C’est un grand dilemme que de décider de se consacrer à 100 % à sa legaltech, comme beaucoup y incitent, notamment les investisseurs, mais en ce qui me concerne, je resterai avocat, j’estime que j’ai davantage à apporter à « Call a lawyer » en restant avocat ».
LES FREINS AU DÉVELOPPEMENT
Mener de front une carrière d’avocat en développant sa legaltech est en effet très compliqué. Grégoire Débit, créateur de la legaltech Closd, en sait quelque chose. Avocat collaborateur pendant quatre ans en fusions acquisitions, il avait prévu de continuer dans cette voie. Il a travaillé au sein de Gibson Dunn, puis de Gide, où il a eu l’idée de créer sa start-up, avec deux autres co-fondateurs. « Avec mon associé, nous avons quitté tout de suite la profession pour nous lancer dans l’aventure », raconte-t-il. Ils s’étaient laissés 18 mois, sans s’interdire de reprendre la robe si jamais leur idée ne prenait pas. « Nous avons un peu investi au début, puis avons obtenu des subventions de Bpifrance, mais nous n’avions aucun back-up ». Durant les six premiers mois, les associés ont construit leur plateforme. Puis, dans un deuxième temps, ils ont activé leurs réseaux pour tester puis commercialiser leur solution de closing. Parallèlement, ils candidataient auprès des incubateurs. Avec le recul, Grégoire Débit estime d’ailleurs que ces incubateurs « apportent un peu de notoriété, mais pas tellement de business ». Depuis, Closd s’est bien développée et l’entreprise a désormais des clients en France comme à l’étranger. La plateforme a été traduite en allemand pour satisfaire aux besoins de leur clientèle autrichienne et a rejoint le groupe LexisNexis. « Je n’ai pas de regrets d’avoir raccroché la robe, confie Grégoire Débit. Je rencontre bien plus de personnes et mes tâches sont bien plus diverses que lorsque j’étais avocat ». Depuis le décret de 2016 qui a modifié l’article 111 du décret de 1991, créer une legaltech est devenu plus aisé. Pourtant cette nouvelle activité reste encore bridée, notamment par l’interdiction de la rémunération de l’apport d’affaires. « La réglementation entrave les développements commerciaux alors que nos concurrents non-avocats n’y sont pas soumis », explique Matthieu Davy qui appelle également de ses voeux une réflexion plus poussée sur la possibilité d’ouvrir les cabinets d’avocats aux capitaux extérieurs. « Une telle réforme favoriserait les possibilités de développement des professions du droit qui pourraient être plus puissantes sur le marché ». Il poursuit : « Même entre professions du droit, on ne voit pas émerger de projet commun, nous sommes encore dans un système de compétition et nous ne parvenons pas à nous unir pour créer de la valeur ». Valéry Lontchi, créatrice d’Avocalix, une solution automatique de numérisation, a succédé à Matthieu Davy en qualité de présidente de l’association Avotech. Elle aussi a quitté la profession d’avocat, vendant son cabinet pour se consacrer au développement de sa legaltech. Elle alerte sur le fait qu’au mois de juillet 2022, le CNB a voté une résolution de principe rappelant que les règles déontologiques de la profession d’avocat s’appliquaient à l’avocat agissant par l’intermédiaire d’une société commerciale distincte de son cabinet. Un groupe de travail, qui planche sur ce sujet, devrait, au mois d’avril, préciser les contours de l’application de ces règles. « Cette décision ajoute au décret et interdit aux avocats des pratiques commerciales que leurs concurrents sont, eux, autorisés à utiliser », regrette-t-elle. Les avocats ne pourraient donc pas, dans le cadre de leur activité commerciale accessoire, avoir recours à la sollicitation personnalisée, par exemple. L’association, qui prévoit de diffuser une publication périodique consacrée aux legaltech créées par les avocats, veut attirer l’attention sur le sujet et n’exclut pas d’attaquer la résolution qui sera votée par l’assemblée générale du CNB.
DANS LES FIRMES INTERNATIONALES DE LAWYERS, LA VOIE DE L’INTRAPRENEURIAT
Si Hervé Ekué, Managing Partner du bureau de Paris d’Allen & Overy, n’a jamais créé lui-même de legaltech, il a cependant acquis une certaine expérience en la matière, en sa qualité d’associé qui collabore avec l’équipe londonienne de l’incubateur Fuse d’Allen & Overy. Depuis six ans Fuse accueille chaque année des cohortes de legaltechs et de regtechs, créées en interne ou en externe. « Les créateurs de legaltechs ont besoin d’y consacrer du temps », observe-t-il. Fortes de ce constat, en plus de l’incubateur Fuse, les équipes d’Allen & Overy ont mis en place une nouvelle infrastructure afin d’encourager l’innovation dans leurs rangs. « Le Markets Innovation Group, ou MIG permet de tester et éventuellement de développer des idées qui ont été trouvées, en interne, par des avocats qui ont identifié des besoins spécifiques de leur client », raconte Hervé Ekué. Les avocats peuvent y être détachés, mais surtout, ils peuvent déléguer aux membres de cette nouvelle infrastructure le soin de créer l’écosystème nécessaire au développement de l’idée. « C’est dans ce contexte que l’un de nos collaborateurs senior a co-développé une idée de start-up, dans le domaine des marchés de capitaux, qui est devenue Nivaura. Ayant un esprit très entrepreneurial, il a fini par basculer et se consacrer entièrement à cette structure », explique l’associé. L’exemple d’Allen & Overy n’est pas seul. Le cabinet Orrick a également un laboratoire interne. Selon Matthieu Davy, désormais, dans tous les cabinets de taille critique, il existe des départements digitaux qui emploient des salariés dont le travail est d’accompagner ces idées de legaltech, pour développer des outils susceptibles d’être proposés, à terme, aux clients.