DROIT DES SOCIÉTÉS : LA PLACE DES NOTAIRES EUROPÉENS
Le 17 février 2022, le Conseil des notaires de l’Union européenne (CNUE) a organisé un colloque sur le droit des sociétés. Les deux panels réunissaient des participants issus de différents pays de l’Union, ayant échangé sur les modalités de transcription, dans les différents droits internes, de la directive du Parlement européen et du Conseil n° 2019/2121, qui simplifie les procédures de transformation, fusion et scission transfrontalières, et favorise la liberté de circulation des sociétés européennes.
La directive, qui fait partie du « company law package », doit être transposée en droit interne d’ici le 31 janvier 2023. Elle devrait conduire à simplifier les opérations de fusion, de transformation et de scission transfrontalières, au moment où l’Europe sort de la crise sanitaire et où les dispositifs mis en place par les États membres au soutien de l’activité économique vont se tarir. Bien que son champ d’application soit circonscrit aux sociétés de capitaux, cette directive, une fois transposée dans les différents droits nationaux, pourra se révéler un instrument intéressant de gestion. Une société ayant son siège social dans différents États membres de l’UE pourra ainsi être dispensée d’avoir à produire un rapport avant de procéder à une restructuration transfrontalière.
La directive prévoit toutefois un contrôle poussé de légalité de l’opération, notamment pour prévenir les abus, en exigeant notamment la production d’un certificat préalable, garantissant que les règles imposées par le droit des États membres concernés ont été respectées. Lors de la retranscription, les États membres doivent désigner le tribunal, le notaire ou les autres autorités compétents, pour contrôler la légalité de ces opérations transfrontalières, pour les parties de la procédure régies par le droit de l’État membre de départ et pour délivrer un certificat préalable à la transformation attestant du respect de toutes les conditions pertinentes et de l’accomplissement correct de toutes les procédures et formalités dans l’État membre de départ. Le CNUE a constitué un groupe de travail qui s’est, au cours de ce colloque, d’abord demandé dans quelle mesure les processus de restructuration et d’insolvabilité pourront s’imbriquer dans ce cadre de mobilité transfrontalière.
Ils ont également abordé la question de l’entité juridique concernée par les opérations visées. Le second panel portait sur la question cruciale de l’étendue du contrôle à effectuer par les autorités compétentes, afin d’autoriser les transactions transfrontalières. Les participants ont notamment débattu autour de la définition du mot « abus », sans parvenir à en définir les contours précis. « Ce sont des questions qui restent ouvertes », a déclaré Corrado Malberti, président du groupe de travail. Dans certains pays, ce seront sans doute les notaires qui seront désignés comme autorité compétente au sens de la directive. En France, par exemple, le décret de transposition de la précédente directive sur le sujet désignait, soit le greffier du tribunal de commerce, soit un notaire. C’est pourquoi, en organisant cette conférence, le CNUE entendait contribuer aux réflexions actuelles sur ce sujet en vue de la nécessaire mise en oeuvre de la directive.
De l’importance du rôle du notaire
Giampaolo Marcoz, nouveau président du CNUE, a ouvert les travaux, soulignant l’importance du sujet pour le notariat européen. Selon lui « cette directive renforce l’esprit européen en facilitant et en réglementant d’une manière de plus en plus organisée les opérations de fusion, de transformation et de scission et renforce l’espace économique européen ». Il souligne l’importance des opérations de contrôle préalable, prévues par la directive, pour prévenir le caractère artificiel ou abusif de ces opérations et garantir la protection des intérêts des parties prenantes. « C’est pour cette raison que le rôle du notaire est très important et nous devons souligner son rôle de garant de la sécurité juridique ».
Le président du CNUE rappelle que, dans la plupart des pays européens, les notaires accompagnent les entreprises tout au long de leur cycle de vie, d’abord en garantissant que les sociétés sont bien créées, que leurs statuts sont adaptés aux besoins des fondateurs, que les changements structurels ultérieurs sont juridiquement valables et qu’ils permettent l’identification des associés et des administrateurs. « Les autorités gouvernementales peuvent déterminer, grâce aux notaires, qui se trouve derrière une société et peut la représenter » a-t-il rappelé. La directive fournit un cadre général pour la procédure avec des aspects spécifiques qui doivent être respectés, pour faire en sorte que les procédures soient suffisamment harmonisées pour garantir la sécurité juridique, en laissant aux États membres la possibilité de les adapter dans leurs systèmes nationaux.
Du côté de l’autorité du pays de départ, il s’agira en particulier de veiller à la protection des créanciers et des associés minoritaires, alors que l’autorité du pays de destination veillera en particulier au respect des dispositions du droit national sur la constitution et l’immatriculation des sociétés et, le cas échéant, au respect des modalités relatives à la participation des travailleurs. Selon Giampaolo Marcoz, cette double faculté d’adaptation et d’harmonisation est l’apanage de la profession de notaire, à laquelle les politiques devraient recourir.
Un champ d’application incertain
« La pandémie est passée par là il y aura beaucoup de restructuration d’entreprises. Les entreprises vont essayer de fusionner et d’opérer des scissions transfrontalières à la suite de la crise sanitaire », augure Juana Pulgar Ezquerra, professeur de droit commercial à l’université Complutense de Madrid et modératrice du premier panel, consacré au champ d’application de la directive. Ce panel était composé du belge Tim Carnewal, notaire à Bruxelles, de Jan Krůta, notaire à Prague, et de Céline Chwartz-Lair, notaire à Toulouse.
Ensemble, ils se sont posé la question de l’articulation des dispositions de la directive sur les fusions transfrontalières avec la directive 2019- 1023, du 20 juin 2019, sur l’insolvabilité – transposée en droit français par l’ordonnance n° 2021-1193 du 15 septembre 2021. Les panélistes se sont demandé dans quelle mesure ces dispositions pouvaient s’appliquer aux entreprises en cours de transformation, qu’elles soient ou non sous le coup d’une procédure d’insolvabilité. La question est cruciale s’agissant de la remise à flots d’une entreprise qui connaît des difficultés. C’est pourquoi le groupe de travail du CNUE inclut d’ailleurs des magistrats spécialisés en insolvabilité. « Les compagnies qui sont soumises à des transformations ne sont pas encore en situation d›insolvabilité, mais les opérations transfrontalières pourraient présenter quelques risques », estime Juana Pulgar Ezquerra, qui plaide pourtant en faveur de l’élargissement de la portée de la directive à des entreprises qui sont sous restructuration. « Je ne vois pas trop comment on pourrait envisager ces opérations pour des sociétés qui seraient vraiment en situation d’insolvabilité puisque l’une des conditions est le remboursement des créances ou la constitution de garanties », modère Tim Carnewal.
Dans cette configuration les notaires se posent comme les garants de la sécurité de ces opérations. Céline Chwartz-Lair a, de son côté, soulevé la question de la réalité du transfert du siège social. Faut-il considérer, dans la lignée de la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne, que le simple transfert du siège statutaire dans un autre pays de l’Union, sans transfert du siège réel et sans activité dans le nouvel État membre de destination, relève de la liberté d’établissement ? Elle évoque le cas d’une société polonaise, qui avait transféré son siège au Luxembourg, sans y exercer aucune activité économique. « Il y a eu des conflits à propos de la production de documents, notamment comptables », explique-t-elle. Jan Krůta estime que la définition de transformation transfrontalière est très étroite dans le texte de la directive et ne couvre pas toutes les transactions de mobilité transfrontalière. Sur ces points, la doctrine européenne reste encore à définir.
Le contrôle de la légalité des opérations de fusion et les modalités de délivrance du certificat préalable
Le second panel réunissait Cosita Delvaux, notaire au Luxembourg, Theo Luy, notaire à Stuttgart et Peter Ries, professeur de droit civil, de droit commercial et de droit des sociétés à la Berlin School of Economics and Law. Il s’est penché sur les différentes approches nationales dans la mise en oeuvre des contrôles de la légalité des opérations couvertes par la directive mobilité transfrontalière. Au Luxembourg, a expliqué Cosita Delvaux, la question n’est pas encore tranchée.
Elle pense néanmoins que tous les États membres vont se retrouver confrontés aux mêmes types de problèmes pour les fusions et les scissions. Le contrôle de ces opérations implique un délai qui est souvent incompatible avec la célérité exigée pour une opération de restructuration délicate. La délivrance d’un certificat de conformité pré-opérationnel pourrait, dans ces conditions, être confiée au notaire, mais la question de l’étendue du contrôle que ce dernier doit effectuer se pose. Faut-il limiter le contrôle aux informations qui ont été mises à disposition par les autorités nationales compétentes ? Les notaires pourraient alors passer par une plateforme sécurisée gérée par le CNUE, un outil qui permettrait des échanges sécurisés de documents au niveau européen, comme national. « Il va falloir travailler dur dans le cadre de nos systèmes nationaux, pour trouver une solution pratique afin de s’échanger des documents en toute sécurité », a conclu Corrado Malberti.