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D’avocat à directeur juridique : quand faire le grand saut ?

Par Anne Portmann

Les entreprises cherchent de plus en plus à recruter, au sein des cabinets, des profils à haut potentiel, pour internaliser des fonctions. Comment les attirer sans que le coût de l’opération ne soit trop élevé ? Et à quel moment l’avocat est-il « mûr » pour aller en entreprise ? Analyse du marché.

Stéphanie Smatt-Pinelli chez Orano, Antoine Brocas chez Pernod-Ricard, Aurélien Hamelle chez TotalEnergies, Romain Sellem chez Veolia, Stéphanie Chalenset-Moulié chez Club Med, Anne Dubost chez L’Oréal… La liste des anciens avocats qui accèdent à un poste à haut niveau en entreprise, à un âge de moins en moins élevé, ne cesse de s’allonger. En cause, notamment, la place grandissante du droit au sein du monde des affaires, qui renforce l’appétence des entreprises pour des profils de juristes de haut niveau, leur permettant d’internaliser la fonction autant que faire se peut. « Les directions juridiques ont tendance à se structurer comme des cabinets d’avocats aujourd’hui. Elles développent des compétences propres spécifiques à leurs besoins qui ne peuvent pas être externalisées », observe François Reyntens, responsable de la pratique legal, compliance et affaires publiques du cabinet de recrutement Spencer Stuart. Roland Dana, fondateur de Dana Human Capital, cabinet de recrutement spécialisé dans le juridique, constate à l’unisson que la fonction de directeur juridique se densifie et prend de la valeur : « Les entreprises recherchent des profils experts et orientés business, de plus en plus souvent issus de l’avocature ».

L’ATOUT DE LA JEUNESSE

Selon François Reyntens, un avocat senior n’a plus les mêmes compétences d’adaptation qu’un avocat plus jeune, plus pragmatique et moins formaté, pour s’intégrer correctement en entreprise. « En résumé, plus tôt ils sont formés à l’entreprise, plus vite et mieux ils s’intègrent, s’adaptent au rôle de juristes interne et sont recrutés à un prix payable », note le chasseur de têtes. Par ailleurs, les jeunes recrues, si talentueuses soient-elles, n’ont plus envie de travailler autant qu’un cabinet d’avocats d’affaires l’impose. Dès lors, pour fidéliser les juniors, les cabinets d’avocats, qui ne peuvent pas offrir les mêmes avantages que les entreprises en termes de confort de travail et d’équilibre vie privée/vie professionnelle, font grimper le niveau de rétrocession. « Elles peuvent atteindre plus de 150 000 € annuels pour un poste avec deux ans d’expérience, actuellement, c’est délirant », note François Reyntens. On raconte même que certains collaborateurs débutants se voient offrir une première rémunération à 125 000 € annuels. Du point de vue de certains directeurs juridiques, recruter en cabinet est de plus en plus difficile, principalement en raison du niveau de rémunération, qui devient pharaonique pour le marché français. « Un avocat ayant 4 à 5 ans d’expérience dans un cabinet américain va demander 140 000 € par an + 20 % de bonus », glisse un directeur juridique, qui prophétise la prochaine hausse des rémunérations en entreprise dans des proportions importantes.

Récemment, LVMH aurait recruté un collaborateur du cabinet Darrois Villey Maillot Brochier. « Ils ont dû payer très cher », pense-t-il. Quoi qu’il en soit, dans les entreprises, la fonction d’avocat reste très appréciée et, même après trois ou quatre ans en cabinet, le client considère que les grands cabinets ont offert une très bonne formation. Helen Browne, directrice juridique du groupe Axa, recherche avant tout la diversité et la complémentarité au sein de son équipe. Elle a en tête des profils bien précis. Et même si aucun poste n’est encore ouvert, elle anticipe les besoins futurs, en intégrant la personne à des fonctions provisoires, qui seront amenées à évoluer à court terme. François Reyntens constate que les entreprises qui font appel à lui, pour chercher des impétrants, ont parfois repéré depuis longtemps, en cabinet, les personnes qui pourraient leur convenir et donnent quelques noms. Le plus souvent, elles lui ont d’ailleurs déjà fait un appel du pied et l’avocat a été réceptif. Les RH cherchent juste à se rassurer sur la capacité d’adaptation en entreprise du candidat, mais également à s’assurer du benchmark vis-à-vis du marché.

RÉUSSIR LA TRANSITION

Même si, dans les faits, un directeur juridique travaille souvent davantage qu’un associé, d’aucuns estiment que le travail est plus épanouissant, eu égard à la variété plus importante de ce qu’ils voient et de ce qu’ils produisent. « En entreprise, les gens ont la possibilité de changer de secteur, de partir à l’étranger », souffle François Reyntens. Un autre horizon que celui, passablement bouché et plus prévisible, de l’association. La tendance, qui existait déjà avant la crise sanitaire, s’est depuis accentuée. « Après le Covid, tout le monde a paniqué », analyse Valentin Tonti-Bernard, fondateur du cabinet Anomia. Il constate que le départ en entreprise s’est aujourd’hui généralisé. « Nous sommes de plus en plus souvent appelés par des counsels et de jeunes associés, qui s’interrogent sur leur avenir dans la profession et envisagent rejoindre le monde de l’entreprise après dix ou quinze ans d’exercice » confirme Roland Dana. Mais attention, il n’y a pas de place pour tout le monde dans des postes à responsabilité.

Car l’un des problèmes les plus délicats semble être l’intégration. Pour qu’elle soit réussie, il faut des salariés au profil international, certes pointus dans leur domaine, mais aussi capables d’ouverture et de dialogue. « Il faut être un peu caméléon, capable d’accompagner les dirigeants, les opérationnels, mais aussi les partenaires et les clients externes de l’entreprise », dit Roland Dana. Une gageure. Pour s’adapter en entreprise, il faut savoir sortir de sa technicité et avoir la capacité de faire du reporting, dans des termes qui soient accessibles à tous. « Polyvalence et capacité à accompagner les opérationnels, sont ce que les entreprises recherchent », estime le recruteur. Plus on monte en expérience, plus on est catégorisé comme un expert et moins adaptable en entreprise. Il faut aussi avoir des capacités managériales si l’on vise un poste à responsabilités. Avant de rejoindre TotalEnergies, en cabinet, Aurélien Hamelle gérait une équipe de 5 collaborateurs. « Le secret d’une transition réussie, c’est de faire le mouvement au moment idoine, dans la bonne entreprise et le bon secteur », annonce François Reyntens.

QUE FAIRE EN ENTREPRISE ?

Lorsqu’on entre en cabinet, deux voies mènent vers la transition en entreprise, selon François Reyntens, la voie managériale et la voie expertale. En entreprise, des places sont à prendre en corporate, un domaine d’activité qui permet d’être visible et proche de la direction générale, avec des possibilités de progression. Il faut être capable de gérer une grande variété de problèmes. « Les entreprises recherchent avant tout de bons stratèges et leaders, capables de faire progresser les équipes », poursuit ce dernier.

Des places existent aussi en contentieux, notamment dans le secteur de la pharmacie, mais il est plus difficile de s’y faire remarquer par la direction générale. « À titre d’exemple, en droit de l’assurance et en IT, les places sont plus limitées », constate-t-il. Roland Dana estime que selon le domaine dans lequel le juriste veut exercer, les paramètres sont différents. En droit social, ce sont des personnes de 5 à 6 ans d’expérience qui sont pressenties pour intégrer les entreprises. Celles-ci étant donc attentives aux profils ayant 4 ans d’expérience en cabinet. « Ceux qui exercent en contentieux intègrent les entreprises généralement plus tard, car ils souhaitent des postes à responsabilité », note-t-il. Quant au secteur du M&A, il existe, selon le recruteur « un point de bascule » à ne pas manquer et au-delà duquel l’intégration en entreprise reste possible, mais la progression se fera plus lentement. Roland Dana augure aussi qu’à court terme, les entreprises auront des besoins en termes de gestion des données personnelles et de RSE, notamment en compliance et en environnement.

COMMENT LES CABINETS PEUVENT-ILS RÉAGIR ?

Pour éviter l’hémorragie, comment les cabinets doivent-ils s’adapter ? « Il ne suffit bien sûr pas de mettre un baby-foot et une salle de sport dans le cabinet pour fidéliser les jeunes recrues », plaisante Roland Dana. L’important est ailleurs selon lui. Car c’est la pression grandissante sur les équipes et la recherche de la rentabilité par les firmes qui poussent les plus doués à partir en entreprise, même s’ils gagnent très bien leur vie en cabinet. Et de l’avis général, les avocats qui partent en entreprise ne le font généralement pas pour l’argent, de nombreux facteurs jouent. La solution pour fidéliser les collaborateurs : changer radicalement de modèle et être enfin transparent. « Il est essentiel d’avoir un discours de vérité avec les collaborateurs quant à leurs perspectives sinon ils vont s’extraire des cabinets de plus en plus tôt », poursuit le chasseur de têtes. Inutile donc de faire miroiter une association chimérique, alors que les entreprises ne luttent pas avec les mêmes armes et proposent, elles, un plan de carrière transparent et cohérent. « Dans les cabinets, la rémunération des collaborateurs est corrélée aux objectifs d’heures facturables. Ils sont exclusivement considérés comme des producteurs et on valorise peu leur implication dans la vie de la firme, estime Valentin Tonti-Bernard. Ils ne sont par exemple pas incentivés sur des travaux scientifiques, ou marketing, ni sur leur contribution à faire rayonner la marque employeur ».

Le seul objectif qui leur est assigné est celui de traiter des dossiers chassés par la firme, ou par l’associé. Valentin Tonti-Bernard considère que ce n’est pas tant la prétendue inaccessibilité de l’association qui décourage, mais l’opacité des critères qui y conduisent. « Quand on demande à la communauté des associés ce qu’il faut faire concrètement pour accéder à l’association, aucun n’est capable de donner un parcours clair. Comment un collaborateur peut-il alors se projeter ? », s’interroge-t-il. Et même dans les cabinets qui mettent en place des parcours de carrière balisés par différents grades (junior, senior, manager, directeur, etc.), les critères de passage sont encore assez obscurs. L’un des seuls éléments objectifs semble finalement être le temps de présence. Au contraire, l’entreprise donne la possibilité de parcours atypiques et transversaux, qui permettent de donner un coup d’accélérateur à sa carrière. Valentin Tonti-Bernard conseille donc aux cabinets de personnaliser les parcours, car tous les collaborateurs n’ont pas les mêmes aspirations. « Certains veulent gagner 148 K€ en début de carrière et travailler beaucoup, d’autres aspirent davantage à une carrière plus longue et à concilier harmonieusement vie professionnelle et vie personnelle », conclut-il.