Comment l’IA transforme les pratiques des professionnels du droit
Depuis deux ans, l’intelligence artificielle (IA) s’est imposée progressivement comme un levier d’efficacité incontournable dans le domaine juridique. Elle s’apprête à bouleverser le paysage des directions juridiques et des cabinets d’avocats. Dès lors, elle suscite des interrogations majeures pour l’organisation pratique des professionnels du droit.
Alors que le premier sommet international de l’IA s’est tenu à Paris en début d’année, et que la Commission européenne a manifesté son désir de rester dans la course mondiale en investissant 200 Mds € dans l’UE AI Champions Initiative avec la participation de plus de 60 groupes dont Mistral AI, Airbus ou encore L’Oréal, les professions juridiques n’ont pas prévu de rester sur le bord du chemin. Elles aussi comptent bien profiter de cette révolution technologique pour améliorer leurs process.
À cet égard, la LJA a utilisé sa large base d’abonnés via LinkedIn pour sonder les professionnels du droit sur leur utilisation de l’IA. Les résultats de ce sondage montrent une forte inclination des professionnels du droit à d’ores et déjà déléguer certaines tâches à l’intelligence artificielle, en particulier s’agissant de l’analyse de documents juridiques (79,3 %) et la gestion administrative des dossiers (65,5 %), perçues comme des tâches chronophages et répétitives. Plus de la moitié des répondants (55,2 %) seraient également prêts à confier la recherche juridique à une IA, témoignant d’un intérêt pour l’automatisation de cette activité.
Mais ce changement prend du temps. « D’ici cinq ans, les transformations seront profondes. Jusqu’à l’IA, l’apparition de chaque nouvel outil annonçait des changements concrets avec une échéance que nous avions systématiquement tendance, selon la célèbre formule de Bill Gates, à surestimer à horizon 5 ans, mais à sous-estimer à horizon 10 ans », rappelle Pierre-Benoît Pabot du Châtelard, associé de Clifford Chance. L’IA juridique ne fera pas exception. Les cabinets et directions juridiques qui sauront en tirer parti tout en maîtrisant ses risques auront une longueur d’avance dans un environnement en mutation rapide.
Jérôme Rusak, associé PwC Legal Business Solutions, avance même quelques chiffres qui ne manqueront pas de faire frémir les cabinets : « Avec l’IA générative, les clients pourraient potentiellement réinternaliser 30 % des sujets autrefois confiés par manque de temps et par manque de bande passante aux conseils externes comme les cabinets d’avocats d’affaires. C’est ce qu’indique notre étude PwC parue en juillet 2024 intitulée « L’impact de l’IA générative sur les directions juridiques ». Sur le top 100 des cabinets d’avocats d’affaires en France, cela représenterait 1,4 md€ potentiellement ! »
Les cabinets bougent enfin
Depuis deux ans déjà, sous la pression des directions juridiques qui étaient plus matures que leurs conseils sur la compréhension de l’IA générative et l’impact qu’elle aurait dans leurs process1, les cabinets d’avocats ont été poussés à repenser leur méthode de travail et surtout leurs rapports au client. Pour Pierre-Benoît Pabot du Châtelard, « L’IA facilite les échanges entre avocats, en offrant des outils de rédaction de nos emails ou d’organisation de synthèses à nos visioconférences. L’IA nous aide à préparer nos pitches, à rédiger et revoir des documents contractuels de plusieurs centaines de pages. Même les process de closing de dossiers et de facturation sont désormais entièrement dématérialisés. Les outils comme les copilotes juridiques permettent de réduire le temps consacré à certaines tâches, libérant ainsi de la bande passante pour des activités à plus forte valeur ajoutée, telles que le conseil stratégique ».
Plusieurs structures d’avocats se veulent ainsi précurseurs. Le cabinet August Debouzy a ainsi mis en place un comité qui réfléchit à la stratégie tech, essaie les produits et a notamment élaboré une charte d’utilisation de l’IA. « Cette étape correspond à une phase que l’on pourrait qualifier de POC, qui permet de vérifier l’adéquation d’un outil à un besoin », précise Mahasti Razavi, managing partner du cabinet.
Même démarche chez Skadden Arps qui a formé un groupe de travail sur l’IA depuis deux ans, afin d’anticiper et de développer une réflexion approfondie sur les usages possibles dans les domaines de l’enquête, de la conformité et de la défense pénale notamment.
Plus discret, le cabinet Fidal a mené un travail important pour développer Fidal IA, coconstruite avec Sopra Steria Next, qui a même été récompensée par le Grand prix du Syntec pour son innovation. « C’est passionnant de voir comment l’IA nous aide à réinventer notre métier, tout en restant fidèles à nos valeurs fondamentales », a témoigné Stéphane Mariotto, directeur des systèmes d’information du cabinet français.
Autre démarche intéressante : Cleary Gottlieb a annoncé le 17 mars dernier, l’acquisition de Springbok AI, une entreprise spécialisée dans le développement de produits d’IA générative pour le secteur juridique. Victoria Albrecht, PDG de Springbok et son équipe de scientifiques et ingénieurs spécialisés en IA seront donc intégrés au cabinet pour développer des solutions sur mesure, utilisant l’IA pour améliorer la collecte et l’analyse de données, ainsi que l’automatisation des processus juridiques. En parallèle, Cleary continue de développer des outils IA pour les litiges, les transactions et les services juridiques via des initiatives comme ClearyX, Practice Innovation et le groupe e-Discovery and Litigation Technology. L’équipe parisienne dit utiliser régulièrement l’IA dans ses dossiers, pour les due diligences notamment mais également pour l’analyse de données à l’occasion de problématiques réglementaires.
Autre cas d’usage typique, au sein du cabinet DLA Piper, réputé pour sa pratique IP/IT : « celui de l’utilisation de modèles d’IA open source afin de bâtir des outils internes de « scoring » de contrats, raconte l’associée Jeanne Dauzier. Il s’agit de l’élaboration en interne d’un outil qui nous permet d’évaluer les forces et faiblesses d’un contrat sur la base de notre connaissance métier ».
Mais le cabinet qui a sans doute le plus communiqué sur le sujet reste A&O Shearman qui a annoncé, il y a déjà un an, le déploiement au sein de ses différentes activités mondiales de Harvey, une plateforme d’intelligence artificielle développée à partir des modèles avancés d’OpenAI. Cet outil exploite le traitement du langage naturel, le machine learning et l’analyse de données pour automatiser des tâches clés comme l’examen des contrats, les due diligence, la gestion des contentieux et la conformité réglementaire. Présenté comme un « game-changer pour transformer l’industrie juridique », Harvey dispose d’une vitesse d’apprentissage assez impressionnante. « Il y a un an, Harvey était un stagiaire. Aujourd’hui, c’est un collaborateur junior », a-t-on expliqué à la rédaction.
Le cabinet A&O Shearman est allé encore plus loin, en lançant en 2023, le ContractMatrix en collaboration avec Harvey et Microsoft. « Notre objectif était de développer un outil d’IA qui révolutionnerait la rédaction, la révision et la négociation des contrats », a expliqué David Wakeling responsable mondial du groupe d’innovation des marchés et de la pratique de conseil en IA d’A&O Shearman.
Sans aucun doute, les cabinets d’affaires ont enfin pris la mesure de la révolution qui s’annonce. Mais leur organisation de travail va en être inévitablement perturbée. Et sur ce point-là, les solutions ne sont pas encore trouvées.
Redéfinir les rôles de chacun
Le general counsel de Michelin, Benoît Balmary, a longuement réfléchi à l’impact que pourrait avoir l’IA sur les professions juridiques. « Nous assistons à un changement culturel au sein des professions du droit, explique-t-il. Faire adopter l’IA par les experts juridiques que nous sommes est un défi, car elle remet en question notre approche traditionnelle de la connaissance. Il nous faut travailler sur l’acceptation de l’IA comme un outil d’augmentation de nos capacités plutôt que de remplacement ». D’autant que les avocats et leurs institutions sont toujours les plus à mêmes de trouver les millions de freins à l’utilisation de la nouvelle technologie – l’indépendance, la déontologie, le secret, la cybersécurité – pour reculer son adoption…. Mais face à la réalité, l’universitaire Pierre Berlioz somme les professionnels de réagir : « L’ère du juriste sachant est terminée ! » puisque la machine connaît aussi bien les textes que l’humain. « On attend désormais du professionnel sa maturité, sa capacité à faire-faire à la machine et à contrôler le résultat ».
Benoît Balmary poursuit sa réflexion : « Cette évolution transformera à terme l’organisation des équipes juridiques et exigera une nette accélération de la montée en compétences des jeunes juristes qui devront être capables de progresser rapidement dans la chaine de valeur, afin d’intervenir au-delà du champ d’action de l’IA dans lequel ils se seront formés dans un premier temps ». Le general counsel de Michelin pense à l’émergence d’une nouvelle mission pour le junior : celle de « paralegal digital », chargé de vérifier et d’affiner les analyses produites par l’IA. Avec tout de même une question sous-jacente : celle de la formation.
L’université est-elle prête à former à l’IA les étudiants en droit ? Selon Pierre Berlioz, il n’est plus question de « créer des étudiants qui seraient des bases de données sur pattes ». L’universitaire remet même en cause l’intérêt de procéder à l’évaluation finale sur la note de synthèse ! « On doit former des seniors sans qu’ils passent par la case junior », explique-t-il. Les étudiants devraient donc apprendre à travailler avec la machine tout en contrôlant le résultat obtenu, se l’approprier et être responsable des conséquences de son application. On notera que la faculté de droit de Grenoble s’apprête à lancer, pour la rentrée 2025-2026, un cours optionnel à destination des étudiants de deuxième année, intitulé « intelligence artificielle juridique » et permettant une initiation à l’IA juridique opérationnelle pour préparer à la transformation des différents métiers du droit. Les cours seront pris en charge par Géraldine Vial et Romain Rambaud, avec le soutien de personnalités invitées.
Une nouvelle façon de percevoir
le juriste de demain
C’est dans cette optique qu’est née l’initiative menée par « Le Juriste de Demain » qui a récemment publié un livre blanc mettant en lumière l’émergence de nouveaux métiers et opportunités dans l’industrie du droit. Rédigé par Ambre Nataf et Tony Law, cet ouvrage explore l’évolution des fonctions juridiques en entreprise à l’ère de l’intelligence artificielle.
Parmi ces nouveaux rôles figure le legal project manager, un professionnel qui applique les principes de gestion de projet afin d’optimiser la prestation des services juridiques. Autre fonction émergente : le legal operations officer, chargé d’améliorer l’efficacité et la rentabilité des services juridiques en intégrant des technologies avancées. Enfin, le legal AI expert se spécialise dans l’intelligence artificielle appliquée au droit, exploitant l’apprentissage automatique et l’analyse de données pour automatiser et améliorer les services juridiques. Cette dernière profession pourrait voir le jour d’ici trois ans, avec l’apparition d’humanoïdes alimentés par l’IA générative.
Dans ce livre blanc, les auteurs mettent également en évidence, les compétences essentielles pour les juristes de demain. La gestion de projet est primordiale pour respecter les délais et attentes des clients. L’agilité, qui permet d’adopter une approche flexible face aux évolutions rapides, constitue également une compétence clé. Le design thinking joue un rôle central dans la conception de solutions juridiques innovantes et centrées sur l’utilisateur. Enfin, la créativité s’impose comme un levier essentiel pour repenser et moderniser les pratiques du secteur. Les soft skills viendront donc compléter l’analyse de l’IA.
Former les juristes à venir, redéfinir leur rôle est un enjeu clé dans l’évolution de la profession. Mais quand est-il de l’environnement dans lequel ils devront se transformer ? L’avènement de l’intelligence artificielle redéfinit nos manières d’échanger et de partager l’informations. C’est en tout cas, ce que laisse présager le déploiement du « Legal Data Space », un nouvel espace de partage collectif des données.
Et demain ?
Si l’IA générative est aujourd’hui au cœur des enjeux des professionnels du droit, comment peuvent-ils se préparer à la prochaine révolution, celle de l’IA agentique ? C’est la question que nous avons posée à l’IA générative du groupe Lamy Liaisons Karnov et sa réponse est pour le moins surprenante.
Tout d’abord, la définition. Différente de l’IA générative, l’IA agentique se réfère à une forme d’IA conçue pour agir de manière autonome, souvent en essayant d’atteindre des objectifs spécifiques définis par des utilisateurs ou configurateurs. Il s’agit d’une sous-section de l’IA qui met l’accent sur la capacité des systèmes à prendre des initiatives et à exécuter des tâches sans intervention humaine.
Selon la réponse de cet outil, les professionnels du droit devront participer à des formations, ateliers et conférences sur l’IA agentique. De plus, il leur sera nécessaire de se familiariser avec les principes de la cybersécurité, car les systèmes d’IA agentique pourront être vulnérables aux cyberattaques, ce qui nécessitera une protection des données et de leurs systèmes. Ils devront en outre contribuer à la création de normes éthiques spécifiques à l’utilisation de l’IA agentique, en collaborant avec les régulateurs pour établir des cadres juridiques visant à gérer les risques et garantir un usage responsable. Enfin, travailler avec des experts en IA, des ingénieurs et des analystes de données leur permettra une meilleure compréhension des technologies d’IA agentique, favorisant une approche intégrée des défis légaux associés à leur utilisation. De beaux défis à venir ! T