Comment les entreprises opèrent-elles leur transformation digitale ?
Sous l’effet notamment de la crise sanitaire, la digitalisation s’est accélérée en entreprise. Si certains groupes en ont profité pour se lancer sur le marché de la legaltech par croissance externe, comme Boursorama avec le rachat de Juritravail, d’autres avait anticipé ce virage numérique depuis des années en créant leurs propres outils. Tour d’horizon des méthodes employées par les entreprises pour faire leur révolution numérique.
L’année 2020 a été charnière pour les directions juridiques en termes de transformation numérique. « Nous avons vu la manière dont la signature électronique s’est développée depuis le premier confinement, indique Christian le Hir, directeur juridique de Natixis. L’environnement de travail est de plus en plus digitalisé et il est nécessaire d’accompagner cette évolution car il n’y aura pas de retour en arrière. Post-crise, les juristes devront rester dans ce mouvement ». Le secteur de la legaltech sort indéniablement renforcé de la crise sanitaire, où il a su habilement tirer son épingle du jeu en faisant connaître ses produits auprès de professions juridiques devant mettre en place ou accélérer leur transition numérique dans l’urgence.
Garder son indépendance à tout prix
Si le contexte actuel accélère la transformation numérique, certaines sociétés n’ont pas attendu la crise sanitaire pour prendre conscience des bienfaits d’une transformation digitale réussie. « L’intérêt pour les groupes de racheter des legaltechs, de les créer ou de les utiliser via des partenariats est de plusieurs ordres, souligne Christian Le Hir. Le fonctionnement de la direction juridique en interne est optimisé, sa visibilité est accrue et son image modernisée ce qui renforce son impact dans l’entreprise car elle est considérée comme une direction innovante, et l’interaction des juristes avec les opérationnels et les clients est facilitée ». L’équipe juridique de Natixis a récemment choisi d’avoir recours à la plateforme Closd pour la gestion centralisée des transactions de financements bilatéraux. Cette solution a répondu à un besoin réel et clairement identifié au sein de la direction juridique. « Nous dispositions d’outils, depuis quelques années, qui effectuent de la génération automatique de contrats, y compris sur des opérations complexes et, à l’autre bout de la chaîne, de la signature électronique et de l’archivage de contrats, indique le directeur juridique. Le chaînon manquant était la partie de la négociation du contrat lui-même entre les deux parties ». D’ici quelques années, ce dernier espère étendre l’utilisation de la plateforme à d’autres types d’opérations, notamment les produits dérivés. Outre le partenariat, la direction juridique a créé Regmind en interne, un outil de veille réglementaire européen et national dans le domaine banque-finance-assurances qui évite « l’infobésité » grâce à une veille individualisée.
Le groupe EDF a lui aussi pris le pari de développer un outil. La direction juridique groupe est engagée, depuis 2016, dans une démarche de transformation digitale, appelée « Digital DJ », basée sur les nouveaux usages du numérique. Dès 2017, un chatbot a ainsi été lancé permettant de répondre en temps réel aux questions juridiques récurrentes des utilisateurs et de proposer des contrats intelligents. Les juristes faisant face à des sollicitations croissantes des directions Métiers, dans des délais parfois très restreints, le chatbot permet à ces opérationnels d’accéder facilement à l’information juridique sous un format convivial, tout en permettant aux juristes de se recentrer sur les tâches à plus forte valeur ajoutée.
Accélérer son développement en intégrant de nouvelles technologies
Fondé en 2013 par Jean-Luc Boixel, Philippe Rivière et Hugues Galambrun, le groupe montpelliérain Septeo, spécialisé dans l’édition de solutions logicielles et de services informatiques dédiés aux professionnels du droit, de l’immobilier et des DSI, a pour sa part décidé de jouer sur deux tableaux : la création en interne et la croissance externe. Un pari gagnant pour le groupe détenu majoritairement, depuis décembre 2020, par le fonds d’investissement britannique Hg Capital, faisant de Septeo une licorne valorisée plus d’1 Md€. « Notre stratégie de build-up ou de création en interne est déterminée par rapport aux besoins exprimés par nos clients, indique Hugues Galambrun, CEO et fondateur du groupe. Nous souhaitons être partout où la technologie apporte des réponses aux professionnels du droit, quant à la productivité, la recherche et l’amélioration de leur travail au quotidien ». Aujourd’hui, Septeo regroupe, à destination des professionnels du droit, les solutions Genapi (gestion des études notariales), SECIB & Gestisoft (gestion des cabinets d’avocats), Azko (stratégie de communication digitale des cabinets d’avocats), Legal Suite (direction juridique), Eficio, Ecostaff, Softlaw (IA). Les legaltechs Genapi, Secib & Azko sont le fruit d’une création en propre. « Il est parfois plus cohérent de créer une legaltech, notamment lorsque nous souhaitons réaliser une forte intégration de nos propres logiciels, poursuit le CEO du groupe. En revanche, lorsque notre stratégie consiste à accélérer le développement d’un pôle existant en intégrant de nouvelles briques technologiques, il est préférable de favoriser la croissance externe ».
C’est d’ailleurs la voie choisie par Groupama Assurances Mutuelles, qui a conclu, début janvier, un accord avec la société de mise en relation entre particuliers et professionnels MyBestPro, pour l’acquisition de 80 % du capital de Juritravail. Une opération de rachat qui a du sens puisqu’elle a vocation à permettre à Groupama de couvrir l’ensemble du spectre de la vie juridique, de l’information et l’assistance à la judiciarisation du litige. Rappelons que la legaltech propose des contenus juridiques sous forme numérique, de l’information juridique par téléphone et un service de mise en relation avec des avocats, tandis que la filiale Groupama Protection Juridique, spécialisée dans l’assurance protection juridique, conseille ses assurés particuliers ou professionnels dans la résolution de leurs litiges. Le groupe n’a malheureusement pas souhaité expliquer ses motivations à la rédaction de la LJA. Mais l’opération est une nouvelle preuve que l’utilisation de legaltech devient l’environnement de travail de tout juriste. Elle participe en outre à l’amélioration du pilotage des projets et du travail entre les équipes. « Si les legaltechs étaient des outils digitaux longtemps réservés aux juristes, leurs interlocuteurs métiers et clients, sont désormais demandeurs de ce type de services juridiques dématérialisés, indique Christian le Hir. Prenons l’exemple de Closd, son utilisation facilite l’élaboration du contrat, donc accroît l’efficacité opérationnelle de la direction juridique, mais améliore aussi, pour le client, le travail d’interaction sur ce même contrat ».
Si le rachat d’une legaltech possède des avantages considérables pour un groupe, l’opération est également intéressante pour l’équipe de fondateurs. « Effectuer une levée de fonds permet d’obtenir des capitaux pour accélérer son développement et internationaliser son maillage territorial, alors que le rachat d’une legaltech par un industriel axe la stratégie de développement sur la technologie », souligne Eric Le Poole, CEO et co-fondateur de Legal 230, legaltech spécialisée dans la traduction juridique. Mais toutes les offres ne sont pas intéressantes pour les entrepreneurs souhaitant, par essence, garder une forme d’indépendance. « Une société intervenant sur le même marché que la legaltech aura moins besoin de l’équipe initiale de cette dernière, poursuit-il. Une forme de dépendance se crée dans le cas contraire et c’est précisément dans ce cas de figure qu’un rachat est intéressant ».
Et demain ?
Le co-fondateur de Legal 230, qui se serait déjà fait approcher par un industriel, constate l’appétence des sociétés pour les legaltechs : « Les groupes ont compris qu’il y avait des opportunités de marché et il est certain qu’ils continueront à se développer sur ce terrain ». À horizon 12 mois, cette legaltech, créée en juillet 2020, vise à devenir l’acteur de référence de la traduction juridique en Europe, via l’ouverture de bureaux au Benelux, à Londres, à Francfort et à Genève. D’ici trois à quatre ans, la société entrera dans une deuxième phase de développement en levant des fonds pour s’implanter sur les marchés américains et asiatiques. « Il est parfois plus judicieux, pour une cible, d’attendre quelques années avant de se faire racheter par un industriel, afin d’être plus grande, forte et désirable. La précipitation conduirait à un mauvais mariage, alors que l’attente permet d’équilibrer la relation et de souvent poursuivre les idées et projets mis en place avant le rachat, note Éric le Poole. Mais si demain, un groupe ayant l’envie de se rapprocher d’une legaltech en phase de développement s’approchait de nous, le projet serait étudié avec attention. À condition qu’il s’agisse d’une opportunité de marché intéressante, que le groupe dispose d’une stratégie qui corresponde à nos attentes et possède des valeurs communes ».
Dans le futur, il est probable que toutes les négociations contractuelles, du pré-closing au post-closing, puissent être réalisées à distance grâce aux legaltechs dans les sociétés. « Tous les acteurs juridiques ont un rôle à jouer, même les cabinets d’avocats qui proposent déjà certainement les solutions adoptées à leurs clients, conclut Christian le Hir. Globalement, toutes les tâches juridiques peuvent déjà faire l’objet d’une digitalisation, car les juristes ont la possibilité d’exploiter les outils bureautiques, informatiques et les legaltechs. La technique est là, mais elles doivent désormais trouver le cas d’usage et transformer leur direction juridique ».