Comment les deals de justice façonnent-ils les pratiques dans l’entreprise ?
L’introduction de la Convention judiciaire d’intérêt public (CJIP) en droit français a-t-elle modifié la manière d’appréhender le risque pénal dans l’entreprise ? Alors que la Cour de cassation vient de se prononcer sur la transmission du passif pénal en cas de fusion-absorption et alors que les faits de corruption font de plus en plus l’objet de poursuites, ces conventions apparaissent-elles comme des menaces ou comme l’opportunité de se refaire une virginité ?
Les CJIP font désormais partie du paysage juridique français. Bruno Fontaine, le general counsel de Crédit Agricole Corporate & Investment Bank, analyse : « C’est un instrument très français qui intègre la philosophie des deals de justice contenues dans les DPA qui étaient culturellement compliquées à transposer dans notre droit ». Bien qu’il constate encore des réticences, il estime que l’attitude par rapport aux « deals de justice » a évolué. Souvenons-nous d’ailleurs de l’ouvrage écrit sur ce sujet, en 2013, par Pierre Servan-Schreiber et Antoine Garapon, qui était sous-titré « le marché américain de l’obéissance mondialisée ». « Nous n’en sommes plus à ces considérations désormais », estime le directeur juridique. Selon lui, c’est après la conclusion de la CJIP Société Générale, en 2017, que les mentalités ont évolué et que celle-ci a véritablement été considérée comme un instrument de règlement des litiges à part entière. « Il y a eu un changement radical de l’attitude du gouvernement et des praticiens à l’égard des CJIP, qui a été vue sous un meilleur jour ». Du côté des entreprises, l’acculturation est tout de même plus lente et certaines figures du monde des affaires estiment toujours qu’il est de meilleur ton, paradoxalement, pour une entreprise de se faire condamner que de conclure un deal de justice. « D’ailleurs, les Américains parlent de « collaborer » alors que les Français voient davantage cette transaction comme une reddition », observe le juriste. Le gap culturel perdure et en France, la signature d’une CJIP est toujours considérée comme un abandon, ou un renoncement, un manque de pugnacité. Aux États-Unis, cette logique d’affrontement n’est pas perçue et la transaction s’inscrit plus dans une idée de « corporate citizenship ». Cette différence culturelle créerait ainsi un décalage, car outre-Manche, il n’y a aucun problème à signer un deal tandis que les avocats français doivent encore convaincre leurs clients de l’intérêt à conclure un tel marché.
Bruno Fontaine
Prévenir le risque pénal dans les opérations de M&A
Pour le secrétaire général d’un grand groupe international, l’introduction de la CJIP n’implique pas de changement fondamental dans l’organisation interne des entreprises, dans la mesure où il s’agit d’une simple modalité de règlement des poursuites pénales. « Ce qui a fait évoluer nos pratiques, ce sont davantage les textes anticorruption et les transactions pénales aux États-Unis ainsi que les pratiques du DOJ », indique le juriste, qui soutient que les accords transactionnels américains servent de boussole à la pratique.
Mais force est de reconnaître que la portée des affaires pénales et des contentieux pénaux a pris une ampleur inédite dans l’hexagone. Elle est notamment devenue cruciale en M&A. Lors d’une opération de croissance externe, la société absorbante se doit aujourd’hui de réaliser des audits encore plus poussés de la cible, particulièrement sur des sujets de corruption, de compliance et plus globalement de droit pénal. Ludovic Malgrain, associé de White & Case en charge de l’activité de droit pénal des affaires, l’explique : « C’est notamment dû au revirement de la Cour de cassation, sur la transmission à la société absorbante du passif de la société absorbée ». L’avocat relève qu’en plus du volet pénal, l’acquéreur s’expose à un risque réputationnel, qui rejaillit sur l’ensemble de l’activité et des dirigeants. Dans ces conditions, l’évaluation du risque pénal est fondamentale et peut venir impacter la structure d’acquisition, estime-t-il. « L’acquéreur potentiel peut ainsi renoncer à l’acquisition d’une cible, ou décider de reprendre seulement une branche d’activité en cas de problème ».
En M&A, les cibles font donc l’objet d’un background check très poussé. Les due diligences sont menées avec plus de zèle et l’on examine davantage les questions liées à l’environnement, à la cybersécurité et au risque réputationnel, ainsi que le volet compliance qui s’est considérablement étoffé ces dernières années. En particulier, lorsqu’une société fait l’acquisition d’une entreprise dotée de ressources et de dispositifs de prévention limités, il doit y avoir une traçabilité totale des diligences effectuées.
En France, la loi Sapin II a été le moteur du changement, appuyé par la jurisprudence de novembre 2020. « Auparavant, cette notion de reprise du passif pénal de la société absorbée existait essentiellement dans les pays de common law. Désormais, le risque existe en France, avec une jurisprudence française qui se met au diapason », note un acteur du marché. Reste à voir quelles seront les conditions précises de la transmission du passif pénal. Concernera-t-elle uniquement les opérations de fusion-absorption ? Quid si le passif pénal de la société est déjà avéré au jour de l’opération et si la société cible est déjà entrée en négociations avec l’autorité de poursuite ? Autant de questions qui devront être résolues pour sécuriser juridiquement les opérations de croissance externe.
La CJIP, moyen de « purger » les entreprises ciblées ?
Ludovic Malgrain recommande d’auditer le risque pénal de la cible très en amont de l’opération d’acquisition afin d’anticiper et de mettre en place des solutions. « Dans certains cas, il vaut mieux que les sociétés s’auto-dénoncent plutôt que de prendre le risque de se faire poursuivre et de se trouver acculées dans une procédure qu’elles n’ont pas choisie ». L’ère du « pas vu, pas pris » a définitivement pris fin, car à tout prendre, mieux vaut dénoncer les sujets problématiques le plus tôt possible, pour ne pas freiner les perspectives de développement. L’avocat constate toutefois que le champ des CJIP est, pour le moment, limité à certaines infractions. « Il n’est pas possible de régler tout le passif pénal comme l’escroquerie, la fraude ou les abus de biens sociaux ». En amont d’une opération de fusion, il faut s’assurer que la cible est saine avant de prendre la décision finale, et mesurer la rentabilité. Soit l’on renonce à l’acquisition, soit l’on gère le risque en prévoyant l’intégration de la cible. « On peut imaginer d’assumer ce risque seulement si la cible est une pépite rare, pas question de réaliser l’acquisition en se disant que l’on va faire une CJIP dans la foulée. Personne ne veut subir trois ans d’enquête et voir son nom exposé », note un directeur juridique. La mesure de l’intérêt social, matérialisée par un calcul coûts-avantages, est donc cruciale en la matière. Ludovic Malgrain considère, lui, que l’entreprise ciblée qui présenterait un risque pénal trop important peut avoir intérêt à conclure une CJIP pour purger ce risque. La CJIP peut même être faite après l’acquisition, ce qui pourrait raviver davantage l’intérêt pour cette procédure. « Une telle option pourrait être intéressante pour les entreprises qui veulent passer à autre chose et tourner la page d’un épisode qui ne correspond pas à leurs valeurs » indique-t-il.
Ludovic Malgrain
Difficultés et incompatibilités
Ces sujets, autrefois essentiellement appréhendés au niveau de la direction juridique, concernent désormais la direction générale, car ce risque est porté par la personne morale. Les contraintes de conformité auxquelles sont désormais soumises les entreprises renforcent ainsi les exigences de formation des personnels évoluant dans les zones à risque.
Rappelons néanmoins que la personne morale n’est pas seule à entrer dans l’analyse de ces deals de justice. Se pose aussi le problème de savoir comment les dirigeants des entités absorbées sont traités. Si, à l’occasion d’une CJIP conclue avec la personne morale, le parquet poursuit aussi les personnes physiques, ces dernières verront leur défense entravée par les éléments qu’aura divulgués la personne morale dans le cadre de la négociation. « La conciliation des intérêts entre les personnes physiques et les personnes morales est parfois compliquée », observe Ludovic Malgrain, « En cas de refus d’homologation de la CRPC, comment permettre aux personnes physiques d’exercer ensuite pleinement leur défense alors que, dans le cadre de la CJIP, l’infraction a été reconnue par la personne morale ? », pointe l’avocat.
Les directeurs juridiques interrogés déplorent la lourdeur de la CJIP et appellent de leurs vœux des procédures alternatives, négociées si besoin avec les autorités locales dans les pays émergents et surtout, plus discrètes. Pour le reste, les problèmes peuvent souvent être traités en déposant tout simplement une plainte auprès des autorités locales. Le départ des dirigeants de l’entité absorbée peut-être également un moyen de faire le ménage discrètement.
Et si en France, au regard du faible nombre de CJIP conclues, il est encore trop tôt pour avoir du recul, les directeurs juridiques ont tiré des leçons de l’application du FCPA au Royaume-Uni : les deals de justice peuvent se révéler être une bonne opération pour les personnes morales lorsqu’elles coopèrent. Si les personnes physiques s’en sortent bien en général, cette obligation de collaboration est tout de même préjudiciable aux droits de la défense, et la question de leur exercice notamment au cours des enquêtes menées en interne, reste délicate.
Bruno Fontaine identifie un autre hiatus : la réglementation locale est parfois contradictoire avec le développement de ces deals de justice. Il s’explique : « Lorsqu’une entreprise française veut collaborer avec une autorité étrangère, comme le DoJ américain par exemple, la réglementation nationale crée des freins et engendre des difficultés ». Il prend ainsi l’exemple de la loi de blocage, qui interdit de communiquer certains éléments aux autorités étrangères. « Les entreprises peuvent être prises entre le marteau américain et l’enclume française », observe le juriste, qui dans cette mesure, se demande si le renforcement de la loi de blocage, relativement peu appliquée, ne compliquera pas les choses à l’avenir. D’autant plus qu’il est probable que l’administration Biden reprenne la main sur le regulatory, là où sous le mandat de Donald Trump, on était plutôt dans le « laisser-faire ». Les poursuites des autorités américaines à l’égard des entreprises étrangères risquent donc de se multiplier, notamment dans le domaine bancaire.