Comment la crise sanitaire a-t-elle accéléré la transformation des cabinets ?
La crise sanitaire a révélé l’urgence des mutations à accomplir dans les cabinets pour mieux répondre aux nouvelles demandes des clients. Rémunération, facturation, nouvelle philosophie d’exercice, nombre de cabinets ont saisi les opportunités offertes par le post-Covid pour se réinventer. Reportage.
«Les cabinets d’avocats n’ont pas changé de business model depuis un siècle. Ils utilisent toujours le Cravath system créé au début du xxe siècle », introduit Olivier Chaduteau, fondateur du cabinet de Conseil Day One, qui a organisé un webinar sur la question le 19 juin dernier. La crise du Covid-19 a, selon lui, accentué la remise en cause de ce modèle, qui semble aujourd’hui dépassé. Anna-Christina Chaves, associée au sein du cabinet Stehlin le reconnaît volontiers : « Cette crise a secoué les idées reçues et elle a contribué à accélérer un mouvement déjà entamé, mais pour lequel beaucoup étaient dans le déni ».
Travail à distance pour tous
L’introduction forcée du télétravail pendant le confinement a d’abord fait sauter certains préjugés. Et si dans quelques cabinets, il existait une tolérance pour le travail à distance des avocats, souvent en déplacement, nombre d’associés ont désormais pris conscience de ce que les salariés affectés aux fonctions support pouvaient être aussi performants de chez eux, voire même davantage. « Les collaborateurs au garde-à-vous pour les réunions d’agenda le lundi à 9 heures, c’est fini, et certains salariés vont aussi vouloir travailler sous cette formule », prédit Philippe Glaser, associé du cabinet Taylor Wessing. Il relève au demeurant que chez beaucoup de clients, il en est de même, ce qui rend sans doute la chose plus facile à accepter. Au sein du cabinet Franklin, le télétravail était une exception, même chez les avocats. « La culture du cabinet était en présentiel, comme on dit aujourd’hui, observe Jérôme Michel, associé de la structure. Pendant la crise, nous nous sommes rendus compte que cela fonctionnait. Désormais, il n’est pas exclu de penser au travail à distance, dans une mesure raisonnable ». Chez KPMG Avocats, on réfléchit déjà à modifier l’accord sur le travail à distance pour l’autoriser probablement deux jours par semaine. « Nous avons aussi beaucoup de demandes d’avocats actuellement basés à Paris, qui souhaitent pouvoir être basés dans un de nos bureaux situé en région, correspondant parfois à leur région d’origine », confie Mustapha Oussedrat, qui ne voit aucune raison de refuser cette modalité d’exercice.
Mais tous les avocats n’ont pas encore sauté le pas. José Desfilis, du cabinet éponyme, avertit en effet : « Ce n’est pas la même chose de parler à quelqu’un en visio et en face à face ». Jérôme Bersay est d’accord et insiste sur le fait qu’il reste important de se voir. « La cross synergie est plus simple en physique et les échanges d’e-mails peuvent parfois créer des quiproquos. Je ne suis pas favorable au télétravail à 100 % ».
> Emmanuel Gaillard
Repenser l’allocation des ressources
« Le Covid-19 a été le meilleur des DSI, car il a poussé les cabinets à la digitalisation », lance Anna-Christina Chaves. « Cette crise a eu l’avantage de permettre de nous rendre compte que nos technologies de gestion électronique de documents fonctionnaient parfaitement, et chez nos clients également » dit Jérôme Bersay. Le cabinet a d’ailleurs closé l’acquisition par le groupe allemand Global Savings Group de la société française IGraal auprès de M6, le 20 mars, dans les premiers jours du confinement. Un closing réalisé par écrans interposés, via une vidéo-conférence couplée à un système de signature électronique. Dans la plupart des cabinets, la crise a été l’occasion de déployer la signature électronique avec des clés sécurisées auprès des collaborateurs.
La question des ressources allouées aux locaux a également fait l’objet de réflexions. Est-il encore utile de conserver des locaux coûteux, avec de spacieuses salles de réunions, dans des quartiers huppés à l’heure du travail à distance ? « Le sens du vent est la réduction de la taille des locaux. Des équipes nous rejoindront bientôt et nous attendons que l’équipe soit au complet. Nous aborderons alors la question tous ensemble » révèle Jérôme Bersay. Au cabinet Stehlin, on s’était bien rendu compte, depuis une paire d’années, qu’il y avait de moins en moins de réunions physiques dans les locaux. « Au mois de décembre dernier, le propriétaire a résilié le bail de deux grandes salles de réunion au rez-de-chaussée et nous avons décidé de ne pas le renouveler » raconte Anna-Christina Chaves qui indique que les ressources économisées ont été redéployées sur les outils numériques. « En cas de besoin, nous pouvons louer une salle », complète son associé Marc Stehlin. Chez Taylor Wessing, au Royaume-Uni, une partie du support a quitté le centre de la capitale pour s’installer près de centres d’excellence. À Paris, le prix des loyers avait déjà incité à réfléchir au choix des prochains locaux, qui interviendra d’ici deux ans. « Les moulures et les grands bureaux pour une seule personne, ce n’est plus possible », confie Philippe Glaser qui parle de modularité. Même le jeune cabinet KPMG Avocats, pourtant en croissance d’effectifs continue, a décidé de ne plus ajouter de m2 en région parisienne, mais d’axer la croissance sur les régions.
Certains cabinets veulent aménager davantage d’espaces collectifs pour leurs membres afin de faire perdurer cet esprit de partage qui existait, de manière paradoxale, pendant le confinement. « Il n’est pas sûr que certaines salles de réunion soient équipées de tables de ping-pong », tempère cependant Jérôme Michel avec humour.
« La crise a été un catalyseur de la réflexion sur les espaces de travail » reconnaît Emmanuel Gaillard du cabinet Shearman & Sterling. L’associé, spécialisé en arbitrage international, espère aussi que cette crise mondiale sera l’occasion de pérenniser les audiences virtuelles devant certaines instances. « Le coût de l’arbitrage en sera réduit », note-t-il. Et ce n’est pas qu’une question de distance. « J’ai assisté à une audience du tribunal de commerce depuis mon bureau, cela m’a évité l’attente inutile dans la salle d’audience en attendant mon dossier, je pouvais m’occuper à autre chose », souligne pour sa part José Desfilis.
> Jérôme Bersay
Les dossiers post-crise
Très rapidement sollicités sur les mesures gouvernementales liées à la crise sanitaire, les avocats cherchent déjà à anticiper les nouveaux besoins des entreprises. Le cabinet Bersay, conscient de ce que les clients seront d’abord absorbés par les questions relatives à la survie de leurs entreprises à court terme, a conclu un partenariat avec Bureau Veritas (audits techniques couplés aux audits juridiques et fiscaux) et constate un développement des activités contra-cycliques (retructuring, licenciements, contentieux), mais également droit public, avec l’omniprésence de l’État et des collectivités territoriales dans l’économie. Les associés de KPMG Avocats estiment que les préoccupations premières des clients seront de gérer et de restaurer au mieux leur trésorerie. Les différentes aides au financement et la sécurisation des positions prises pendant la crise seront le premier set de mesures. Beaucoup considèrent aussi qu’avec le soutien de l’État et des collectivités locales à l’économie, le droit public des affaires va faire son grand retour. KPMG Avocats cherche d’ailleurs à recruter une équipe en la matière. « Pas forcément à Paris », glisse-t-on. « Il y aura des opportunités de développement dans les territoires, et les collectivités locales vont sans doute prendre davantage de participations dans les entreprises pour soutenir l’économie locale », pense Marc Stehlin qui élabore une offre de service droit public/droit privé en ce sens, en partenariat avec un cabinet de droit public et un cabinet de conseil qui l’aidera dans son positionnement.
D’autres ne croient pas à cette tendance d’un renouveau du droit public des affaires. « Il y a trop de concurrence et travailler avec les collectivités locales, ce n’est pas rentable », pense Jérôme Michel de Franklin. Emmanuel Gaillard n’est pas non plus convaincu par un éventuel retour de l’État. « Il y aura beaucoup de contentieux autour de la notion de force majeure et à cet égard, les droits qui connaissent la théorie de l’imprévision seront avantagés », analyse-t-il cependant.
Repenser la relation au client
Selon Emmanuel Gaillard de Shearman & Sterling, le télétravail a contribué à renvoyer la question de la facturation du taux horaire dans le passé. Mais il reconnaît que « Ce sera difficile à accepter pour les clients, qui, dans leur effort de budgétisation, ont besoin de prévisibilité et vont demander des prestations forfaitaires avec un honoraire de résultat ».
Philippe Glaser constate quant à lui : « On dit que la crise a sonné le glas de la facturation horaire, mais pourtant les clients la demandent toujours. Il faudra faire preuve de souplesse car les clients voudront contrôler les honoraires et plafonner leur budget ». Anna-Christina Chaves partage son analyse : « La période qui s’annonce va être compliquée pour beaucoup de clients. Les avocats ne peuvent pas se placer au-dessus de la mêlée, ils doivent proposer des actions responsables, en alignement avec les préoccupations des clients ». « Nous devons leur apporter une véritable plus-value, nous engager, prendre des risques. Les cabinets qui s’en sortiront sont ceux qui apporteront des solutions novatrices aux clients, en relation étroite avec les spécialistes du chiffre » renchérit son associé Marc Stehlin. Au sein de KPMG Avocat, où l’on travaille depuis la création avec les métiers du chiffre et du conseil, on a franchi le pas et des offres communes, des « packs de mesures Covid-19 », recensant l’ensemble des mesures fiscales, sociales, financières et sociales prises au niveau mondial, en lien avec l’équipe Deal Advisory de KPMG, ont été adressées aux clients pendant le confinement. Au sein d’un marché ultra concurrentiel où le client se fera rare, l’avocat devra renforcer son expertise du secteur. Les outils numériques pourraient lui servir à simplifier les process et à gagner du temps.
Solidarité et intérêt collectif
Mais au-delà de cette organisation matérielle, qu’est-ce que la crise a changé dans la philosophie et les valeurs des cabinets ? Il semblerait qu’elle ait agit comme un catalyseur, renforçant encore davantage des idées qui commençaient à émerger.
Jérôme Bersay, malheureusement atteint d’une forme sévère du coronavirus, est sorti de cette épreuve avec la satisfaction du partage entre membres du cabinet. « La solidarité et la cohésion qui existaient déjà entre nous sont encore plus fortes qu’auparavant », considère-t-il. « Ce confinement nous a soudé encore davantage, observe pour sa part Philippe Glaser. Beaucoup d’entreprises souffrent et cela nous a fait prendre conscience que nous devons nous serrer les coudes dans la tempête. Pendant le confinement, les associés se tenaient au courant toutes les semaines, les débats étaient prégnants. Cela suscite des réflexions sur la manière de communiquer entre nous ». José Desfilis partage ce constat au sein de son cabinet : « Les contacts entre les associés sont devenus plus fréquents pendant le confinement et nous souhaitons désormais maintenir ce rythme ».
Emmanuel Gaillard, un peu à contre-courant, appelle surtout à la vigilance et à la nécessité d’observer une discipline pour bien marquer la coupure entre le travail et la vie personnelle, notamment le week-end, chose à laquelle il faisait peu attention auparavant. Et le spécialiste de l’arbitrage a pris conscience qu’il pouvait, lui-aussi, travailler autrement. Pourquoi, par exemple, prendre systématiquement le train ou l’avion pour aller rencontrer le client seulement quelques heures ? Celui qui avait pourtant l’habitude de prendre un long courrier deux fois par mois, estime aujourd’hui : « Une simple visioconférence pour faire le point d’un dossier à Singapour peut s’avérer suffisante ». Et si le confinement avait pour conséquence une meilleure prise en compte de l’intérêt collectif de la structure et une plus grande attention aux enjeux en matière de responsabilité sociale ? Et si les cabinets mettaient un terme à cette course effrénée à la taille pour avoir une conscience plus aiguë de leur empreinte sociale et environnementale ? La crise sanitaire n’a empêché personne de continuer à rêver.