Avocats : pensez à faire rimer générations avec fonds
Au sein des fonds de private equity, la transition générationnelle s’est déroulée sans trop de heurts. Mais la question se pose différemment au sein des cabinets d’avocats, bien que leurs structures pyramidales des âges se ressemblent. Dans ce métier d’indépendants, la question ne va pas nécessairement de soi.
Pour un jeune avocat, trouver sa place dans un cabinet tout en y développant ses compétences et sa clientèle personnelle n’est pas chose facile. Cette affirmation relève presque de l’évidence mais, si la question n’est pas nouvelle, elle ne saurait être reléguée au second plan : il est essentiel, pour les personnes comme pour les structures qui les accueillent, que chacun y trouve son compte. En particulier pour ceux qui travaillent avec les fonds de private equity. Pourquoi ? Parce qu’il existe, chez les professionnels de l’investissement comme chez les spécialistes du droit des affaires, un sujet de transition générationnelle.
Celui-ci est survenu plus tôt au sein des sociétés de gestion. Aux premières heures du xxie siècle, la disparition annoncée du « LBO à la papa » a précédé de peu les départs en retraite de nombre de figures illustres de l’institution qui s’appelait l’Afic, autrefois. Bien que délicat à gérer – notamment au moment de lever des fonds auprès des souscripteurs –, le passage de témoin s’est imposé aux structures d’investissement. L’identité des hommes-clés a changé, Next Gen Is The New Deal ! Et même si la vieille garde n’a pas été mise au placard d’un coup de plume, les équipes de gestion ont pour la plupart géré leur saut générationnel. Ce phénomène a eu pour conséquence de modifier le carnet d’adresses des cabinets d’avocats, mais leur aura-t-il fait perdre l’accès à cette clientèle ? Certes, non. Toutefois, les cartes ont été redistribuées dans un segment d’activité devenu bien plus concurrentiel que dans les années 1990.
C’était le temps des stars
Pendant longtemps, les avocats d’affaires qui se distinguaient dans les dossiers de private equity étaient relativement peu nombreux. Inutile d’en dresser ici la liste : chacun aura en tête les noms des stars incontournables pour qui voulait boucler un deal, du venture au large buy-out, en passant par le restructuring. Certains de ces ténors, d’ailleurs, officient toujours. Mais force est de constater que, désormais, la compétence juridique ne se limite plus à une série de happy few. Avec la multiplication des experts du droit et des cabinets positionnés sur le non-coté, impossible de déclarer aujourd’hui « A Star Is Born ».
« Ces professionnels de la première heure ont formé beaucoup de jeunes avocats en les impliquant dans leurs dossiers, reconnaît Brice Picard, associé d’Arsene depuis janvier 2019. La multiplication des compétences qui en a découlé a créé une saine concurrence sur le marché, permettant l’émergence de nouveaux talents. » De quoi assurer une transition en douceur, donc. Bien que leur rôle ne se limite pas à transmettre la technique juridique. « Intervenir aux côtés d’associés expérimentés est un atout à bien des égards, qu’il s’agisse de rassurer les clients via la notoriété d’un cabinet, ou encore de les assister sur des dossiers sensibles, avec par exemple une dimension politique. Pour nous, la mixité générationnelle est un ‘plus’ », estime Jean-Baptiste de Martigny, associé chez Darrois depuis 2015. « Cela fait 12 ans que je travaille aux côtés de Guy Benda, Nicolas Barberis et Yann Gozal, et le fait est qu’ils nous ont toujours permis de progresser sans rester dans l’ombre », précise Julien Rebibo, counsel chez Freshfields.
Dans l’ensemble, la montée en puissance des jeunes se fait donc sans trop de heurts. Même si « plus personne ne veut travailler avec des personnages caractériels, tels qu’on les subissait par le passé », comme l’affirme cet avocat. « Certains cherchent encore à verrouiller les points d’entrée qu’ils ont dans les fonds », pointe son confrère. Le jeunisme n’est certes pas une fin en soi, mais l’arrivée des nouvelles générations change la donne.
Équipe vs individu
Pour les cabinets d’avocats, cela pose des questions de fond en matière de management. Mais inutile d’égrener la fin de l’alphabet et d’explorer les problématiques des générations Y et Z : la grille d’analyse se trouve ailleurs. Conséquence : pour ce métier d’indépendants, la transition générationnelle n’est pas aussi aboutie que chez les fonds de private equity. Si les deux métiers affichent des pyramides des âges similaires, les cabinets d’avocats y sont toujours confrontés, au quotidien. « Il y a une quinzaine d’années, les jeunes associés avaient entre 30 et 35 ans. Ce n’est plus le cas, il y a un décalage de l’ordre de 5 à 10 ans, analyse Grégoire Zeitoun, associé chez AyacheSalama depuis février 2018. Cela peut être un frein au développement si les cabinets n’ont pas conscience de la nécessité d’intégrer et de faire progresser les jeunes dans leur dispositif. » En effet, s’ils veulent jouer la carte du développement pérenne et fidéliser leurs troupes, ils doivent non seulement procurer aux valeurs montantes un cadre de travail où ils sauront s’épanouir, mais aussi leur permettre de faire leurs armes dans le domaine de la relation clients. Sur ce point, tous sont unanimes : c’est la compétence qui ouvre les portes. « Inutile de courir les forums et les conférences de place en espérant y multiplier les contacts à coups de cartes de visite : ce n’est pas ainsi que les relations se nouent », pointent les quadras. Au mieux, cela permet de réactiver des contacts ; mais pour en créer, mieux vaut soigner sa réputation en écrivant dans des revues ou en donnant des formations. Ou en s’illustrant au fil des dossiers et des négociations.
En matière de relations clients, l’apprentissage se fait donc un peu « sur le tas ». Logique, car les cabinets établissent rarement des programmes internes pour former leurs troupes. Deux raisons majeures à cela : la crainte de voir partir ensuite à la concurrence des talents à qui l’on a transmis un savoir-faire « maison »… mais aussi des systèmes de rémunération qui privilégient l’individu au détriment du groupe. Et c’est là le cœur du sujet, pour des entités où la gestion RH reste trop peu développée : le collectif n’a rien d’intuitif. Même si les attitudes tendent à évoluer.
> Caroline Lan, Associée, Gide Loyrette Nouel
« Nous veillons à ce que les e-mails soient signés par l’ensemble de leurs auteurs et, lorsqu’ils sont nombreux, avec la mention ‘Équipe Gide’, témoigne Caroline Lan, associée du cabinet depuis 2019, plutôt active côté management. Outre le fait que cela responsabilise chacun, quel que soit son niveau d’expérience, cela reflète notre manière collective et intégrée de travailler et de développer notre activité. Les relations que nous tissons avec nos clients et leurs partenaires, fonds d’investissement, sont ainsi établies à différents niveaux de séniorité. » Pour côtoyer les sociétés de gestion, il convient de garder le contact avec les associés, mais aussi d’en développer avec les chargés d’affaires et les directeurs de participations. Ce deuxième volet est plutôt dévolu aux jeunes avocats, mais encore faut-il les autoriser à être visibles… Disposer d’une carte de paiement professionnelle pour inviter un contact à déjeuner ou avoir la possibilité de le convier aux événements du cabinet n’est pas toujours autorisé. Parfois, il ne leur est même pas permis d’envoyer directement un e-mails aux dirigeants des fonds ! Fort heureusement, certaines maisons sont plus ouvertes d’esprit. « J’ai rapidement pu être visible auprès du premier fonds de retournement avec lequel j’ai travaillé. Même si l’associé, Thierry Montéran, était en première ligne, le contact direct s’est établi très vite avec le client, se remémore Marine Simonnot, récemment promue associée au sein d’UGGC. C’est dans notre culture de procéder ainsi, mais c’est aussi probablement lié à notre domaine d’intervention car, en matière de procédures collectives, le temps est compté et il est nécessaire de travailler en équipe pour gagner en efficacité. » Encore faut-il que cette façon de faire soit décidée à l’échelle du cabinet. Actuellement très en vogue chez les top managers d’outre-Atlantique, les initiatives visant à impliquer les jeunes générations n’ont que peu de chances d’aboutir au sein des bureaux français des law firms si ceux-ci n’y souscrivent pas pleinement…
C’est sur cette toile de fond que les programmes de mentoring trouvent éventuellement leur place. Souvent de façon informelle. Parfois de manière plus affirmée. « Cela fait plus de trois ans que de tels programmes sont structurés au sein du cabinet¸ indique Guillaume Bonnard, counsel chez Weil Gotshal & Manges. Ils ont notamment pour finalité de permettre aux collaborateurs de déployer en interne des relations de confiance, en vue d’être plus exposés auprès des clients. » Et Jean-Baptiste Cornic, counsel dans le même cabinet, de préciser : « Ils viennent en complément des réunions d’équipe organisées de façon régulière sur les dossiers en cours et sur les questions juridiques, mais aussi de formations internes auxquelles nous participons, notamment à l’échelle européenne. » « Le mentoring est bien plus précieux pour apprendre à gagner des dossiers que pour progresser sur la technique juridique, analyse de son côté Jean-Baptiste de Martigny. D’autant qu’il faut toujours convaincre une société de gestion de l’intérêt de choisir un cabinet, en fonction de tel ou tel aspect important du dossier. »
> Julien Rebibo, Associé, Freshfields Bruckhaus Deringer
Du marketing à la technique
On l’aura compris : la question de la transition générationnelle se joue tant en interne qu’en externe. Et c’est là que le marketing entre aussi en ligne de compte. La marque tient lieu de véritable sésame et vient en soutien des avocats à la notoriété en devenir. D’autant que, pour choisir leurs conseils, les fonds se distinguent peu des corporates : si une direction fiscale constitue son panel autour de cabinets et d’interlocuteurs qu’elle connaît, un fonds de private equity, même sans panel, fait jouer à plein le réseau et le relationnel. Un aspect d’autant plus problématique que « les fonds sont assez fidèles à leurs conseils, relève Julien Rebibo. La technicité des opérations qu’ils mènent, le fait qu’elles doivent se délivrer très vite avec une forte pro-activité venant des conseils incitent les investisseurs à privilégier des relations durables avec leurs conseils. » « Montrer que les jeunes ont la capacité de prendre une décision, c’est cela qui met le client en confiance », note Brice Picard. Il y a donc un indice révélateur du degré d’implication des cabinets en matière de saut générationnel : si les plus jeunes apparaissent dans les documents commerciaux et les plaquettes distribuées, c’est que la question a été prise au sérieux.
Encore faut-il que le discours marketing ne soit pas en décalage avec la réalité. « Aujourd’hui, même les petits cabinets communiquent », relève cet avocat, pour qui « les effets d’annonce doivent avant tout être le reflet d’un réel savoir-faire ». Surtout sur les segments où la technicité est essentielle, comme pour les gros LBO. Tous en témoignent : « les fonds recherchent avant tout des interlocuteurs capables de leur apporter des solutions, dans un délai court. Peu leur importe, au final, qu’elles leur viennent d’un associé senior ou d’un avocat plus jeune ». En revanche, un point leur est cher : la stabilité des équipes et de leurs interlocuteurs.
Fonds, avocats… et banques d’affaires
Aider les plus jeunes à devenir des deal-makers, telle est donc la clé du sujet pour jouer dans la cour du private equity. Si cette aptitude reste l’apanage des avocats seniors, comme cela a pu être le cas dans certains offices, le saut générationnel sera difficile… et les risques de connaître de nouveaux départs resteront élevés. Soyons clairs : jusqu’à preuve du contraire, seule une chanteuse française flirtant avec les octaves haut perchés a connu le succès avec une « génération désenchantée ». Pour un cabinet d’avocats, la partition ne saurait être la même, avec ou sans fonds de private equity dans le rôle du métronome. D’autant que la question générationnelle s’est généralisée dans le métier, y compris au sein des banques d’affaires… « Les jeunes y sont montés en puissance », relève cet avocat, qui a déjà intégré cet aspect dans sa démarche.