À qui appartient le client ?
Lorsqu’un client accepte de faire confiance à un avocat en lui confiant un dossier, il est bien loin d’imaginer qu’il va faire l’objet de longues discussions au sein du cabinet, de jalousies, et même parfois d’affrontements entre les associés. Car derrière un dossier qui rentre, c’est surtout une histoire de gros sous qui débute. Enquête.
Vaste sujet que celui du client dans un cabinet. Objet de toutes les convoitises, de guerres entre équipes, de violences verbales entre associés, parfois même physiques, jusqu’au claquage de porte en bonne et due forme. « Ne nous leurrons pas, une source de tension, notamment dans des firmes qui adoptent un modèle eat what you kill strict, résulte de l’attribution de la responsabilité de la relation clients, des honoraires générés et de la rémunération qui y est attachée, lance avec franchise Alain Decombe, managing partner de Dechert. C’est aux firmes d’adopter les bons outils qui permettent de corriger ces possibles tensions, notamment en créant un système de rémunération transparent où c’est la contribution réelle de l’associé/e qui prévaut sur la seule composante honoraire. Plus facile à dire qu’à faire, me direz-vous, mais il faut tendre vers ces corrections si l’on veut garder une cohésion au sein du partnership ». Car comme souvent, derrière ces batailles, c’est surtout une histoire de gros sous. Le système de rémunération du cabinet définit l’appartenance du client. Et le modèle du eat what you kill, propre aux Américains, mais aussi à certaines structures françaises, est à ce titre particulièrement générateur de frustrations.
La course à l’origination credit
Reconnaissons-le, l’expression est assez évocatrice. Le modèle « mange ce que tu tues » – en référence bien sûr au client – permet à l’associé apporteur d’affaires de toucher une partie importante des bénéfices rapportés à la firme sur le dossier. Mais le lead partner (LP) – également appelé operation partner ou client relationship partner – qui attire le client n’est pas forcément l’avocat qui traite des problématiques juridiques des dossiers. Lui, c’est le matter partner (MP).
Dans la majorité des cabinets américains, à la fin du dossier, le LP se verra attribuer un nombre conséquent de points, ou de crédits – le vocable varie en fonction des structures – tandis que le MP en recevra un peu moins. L’associé d’un cabinet américain explique : « En période de vaches maigres, ce modèle satisfait tout le monde car les MP ont intérêt à traiter les dossiers des LP pour gagner leur vie. En revanche, durant les périodes fastes, lorsque l’activité est intense, les associés exécutants sont débordés et refusent les dossiers des LP. Et c’est normal, ils n’y ont aucun intérêt car ils gagnent moins à aider qu’à apporter à la firme un nouveau dossier ». Mireya Berteau, head of client development et head of marketing d’Hogan Lovells, le reconnaît : « Le modèle de eat what you kill pur n’encourage pas le cross selling entre les équipes. Pour développer une firme, il faut inciter au partage des clients. »
> Dominic Jansen
Certaines déviances sont d’ailleurs mentionnées du bout des lèvres par plusieurs associés de firmes américaines, soucieux de garder leur anonymat. Car pour être tagué OP dans la base de données des clients, c’est effectivement la guerre. D’autant que ces bases sont très rarement mises à jour. Chez Baker McKenzie, il se murmure même que certains associés américains auraient négocié leur client credit à vie. « Ils ont planté leur drapeau et sont tranquilles », annonce un avocat. Et ces pratiques se retrouvent même dans des bureaux français d’autres firmes. Certains associés seniors sont connus pour avoir inscrit leur nom à côté de chaque grand compte. « Ils veulent des rémunérations extrêmement hautes (5 à 6 M€ par an) tout en travaillant le moins possible. Leur but est donc d’obtenir l’origination credit tout en laissant le matter partner faire le boulot », reconnaît un jeune associé qui a été « victime » de ces pratiques. « Le fric leur fait perdre la tête », conclut un habitué du private equity.
Une chargée de BD d’un cabinet américain dénonce à son tour ces pratiques : « Le principal actif d’un avocat, c’est son client. Mais les jeunes associés ont toutes les difficultés du monde à développer des grands comptes car les seniors ont déjà inscrit leur nom à côté ». Or face à un groupe mondial, il est fréquent que plusieurs associés aient des points d’entrée. « Si les jeunes associés développent des voies d’accès dans la génération d’en dessous, ils ne peuvent pas devenir OP. C’est injuste », poursuit cette dernière. Quelques petits malins ont alors entrepris d’ouvrir le dossier dans la base de données sous le nom d’une filiale du groupe, voire parfois avec une faute d’orthographe, pour pouvoir inscrire leur nom face au client. Et les associés rentrent alors dans des discussions interminables pour savoir par qui est entré le dossier.
Désamorcer les conflits internes
Chez Willkie Farr & Gallagher, un fonds américain bien connu a par exemple été l’objet d’une bataille importante entre un senior partner et un junior partner, il y a quelques années. L’histoire avait fait grand bruit à l’époque car le junior avait menacé de claquer la porte du cabinet. Or il était promis à un très bel avenir – ce qui s’est d’ailleurs confirmé depuis. « Il était impensable que la firme le laisse partir, se souvient l’un des membres de la firme. Les équipes de New York ont alors enquêté. Elles ont interrogé les deux associés, vérifié les emails pour finalement répartir les fees entre les deux ». Et aujourd’hui, la solution passe souvent par l’ouverture conjointe du dossier, qui permet de se partager les fees avec une certaine équité. « C’est quasiment devenu institutionnel, c’est la solution pour éviter les frustrations des jeunes pousses », poursuit ce dernier.
Car l’enjeu économique du départ d’un associé est majeur pour un cabinet. Il faut donc l’éviter à tout prix. Il arrive même parfois que le managing partner appelle le client pour savoir qui est la voie d’entrée. Par exemple, lorsqu’il y a eu un changement de directeur juridique au sein de l’entreprise, ou une réorganisation de son service juridique. « C’est tout de même rare, considère une responsable BD. Dans les faits, on passe plutôt par la voie de l’enquête Client listening. Ce n’est pas frontal, on obtient l’information gentiment sans laver notre linge sale en public ». Selon Alain Decombe, « pour résoudre ces possibles tensions, et comme expérimenté pendant près de 15 ans comme membre du Policy Committee de Dechert, ce qui fait in fine la différence c’est le travail du leadership, plus spécifiquement l’organe collégial qui doit consacrer le temps nécessaire à regarder la véritable contribution de chacun et proposer une rémunération en conséquence ». Certains ont également créé un Comité client qui est censé challenger le fichier clients régulièrement. « Dans les faits, personne ne le fait, annonce ironiquement un associé. Tout simplement parce que les associés susceptibles de prendre cette décision n’y ont pas du tout intérêt ! ».
> Alain Decombe
Si dans quelques maisons les vieux loups perdurent, la majorité des personnes interrogées par la rédaction reconnaissent néanmoins que les firmes américaines font aujourd’hui la chasse aux pratiques de rentiers. « Elles deviennent de plus en plus smarts sur les questions de billing en imposant des règles de bonne gouvernance », note un partner. Latham & Watkins est d’ailleurs saluée par beaucoup pour son système de rémunération : elle accorde des crédits aussi bien à l’origination partner qu’aux associés qui vont développer la relation. Il existe en outre un statut de proliferation partner, qui est à l’origine de l’entrée d’un dossier sans être operation partner, ainsi qu’un statut de billing partner, sorte d’équivalent de matter partner. Tous reçoivent un pourcentage de crédits pondéré en fonction de leur intervention sur le dossier. Chacun y trouve son compte car sont aussi bien récompensés les relations que le travail effectué. D’autres firmes vont même plus loin et incentivent les collaborateurs qui apportent des dossiers.
Mireya Berteau prévient : « Les différends entre les associés sur les sujets financiers doivent absolument être évités. Surtout dans les périodes de crise où les tensions humaines sont exacerbées. La réflexion sur la méthode de rémunération juste liée au partage de fees est LE sujet du moment post-covid dans les cabinets. Tout le monde réfléchit à rémunérer de façon équitable et incitative le partage du business ».
Elle explique l’importance de la fidélisation client : « L’objectif ne doit pas être de récupérer du profit immédiatement, mais de développer une relation à long terme, de confiance et fidélisation. C’est une approche importante de la relation client, particulièrement dans un marché mature, comme celui de la France, et qui vient d’être bousculé par la crise sanitaire ». Et sur ce point, les Anglais sont indéniablement les meilleurs.
Fidéliser le client
Dans un modèle de lockstep pur, le client appartient au cabinet. Inscrire son nom en tant qu’apporteur d’affaires n’a aucun impact sur sa rémunération : la progression se fait sur l’ancienneté, pas sur le chiffre d’affaires apporté. « Savoir à qui appartient le client est finalement surtout une question de contrôle de gestion dans un cabinet anglais », explique un associé qui a depuis quitté ce modèle.
Au sein du Magic Circle, les firmes ont d’ailleurs tellement maillé le client qu’il n’appartient plus à un seul associé. Les points d’entrée se sont multipliés, elles ont totalement investi le groupe pour le fidéliser et s’assurer de ne pas le perdre lors du départ d’un associé. L’avocat poursuit : « Les associés des firmes anglaises cherchent surtout à copiner avec leurs confrères des bureaux des autres pays, pour être la voie d’entrée d’un dossier cross boarder. Finalement, le client est leur associé étranger ». Et l’on comprend alors pourquoi les réunions mondiales des partners sont aussi importantes. Tout le monde cherche à créer des liens pour s’assurer de pouvoir être référent local d’un dossier international. Car même si la rémunération annuelle de l’associé n’est pas impactée par le traitement d’un dossier, il pourra néanmoins justifier des heures de travail qui auront des conséquences directes sur sa gestion de carrière. « Et avoir un associé qui facture 2 500 heures par an, mais qui n’apporte pas beaucoup de clients, dérange moins la firme », sourit une directrice de communication qui raconte avoir vu des associés, péjorativement surnommés les « fax partners », attendre tranquillement à côté du fax – on parlera plus d’e-mails aujourd’hui ! – pour récupérer les dossiers envoyés par les autres bureaux et pouvoir les traiter en premier.
Le revers de la médaille de ce modèle, sur le papier assez équitable, c’est que les associés générateurs de business gagnent finalement moins d’argent dans une firme anglaise que dans une américaine. Et les départs d’associés poids lourds ont fait réfléchir certaines maisons qui ont fini par ajuster leur lockstep. On parle aujourd’hui de lockstep modifié en fonction d’une multitude de critères sur l’apport d’affaires, le partage vers les autres départements, ou le traitement de dossiers internationaux, mais aussi bien d’autres. Freshfields Bruckhaus Deringer a commencé à revoir son modèle dès 2012 pour retenir une équipe Concurrence de l’un de ses bureaux en Asie qui souhaitait partir chez un Américain, mais surtout au moment de son expansion aux États-Unis, en 2014, pour pouvoir recruter quelques stars locales. « Le lockstep normal de Fresfields va de 12 à 40 points, témoigne l’un de ses associés. Pour ces stars, ils ont créé des super-points allant jusqu’à 100 ». Mais le vrai ajustement du lockstep s’est fait un peu plus tard, avec le développement du private equity, pour retenir trois associés du bureau de Londres. « Aujourd’hui le système a été refondu avec un passage de "gates" basé sur une liste de critères, qui est accordé par un comité », poursuit ce dernier1. La quasi-totalité des firmes anglaises suivent désormais ce modèle modifié. Comme d’ailleurs certaines firmes américaines telles que Shearman & Sterling, Debevoise & Plimpton, ou encore Wachtell Lipton. « L’ajustement du lockstep a permis de fidéliser les équipes, tout en évitant les excès des Américains sur la propriété des clients », reconnaît une responsable de BD. Alain Decombe partage cette opinion : « Même si le lockstep est parfois teinté d’un peu de eat what you kill, ce mode opératoire que l’on trouve plus outre-Manche et qui a ses imperfections permet de neutraliser les tensions qui naissent irrémédiablement au sujet de la rémunération entre les associés dans un cabinet qui opère sous le modèle eat what you kill ». D’ailleurs, dans la plupart des cabinets anglo-saxons, un associé sur le départ n’emporte pas ses clients. Ces structures ont réussi à les institutionnaliser et se battent plus que les autres pour les garder.
Et Dominic Jensen, associé de Librato Avocats, cabinet dédié au conseil des avocats et de leurs structures d’exercice, de conclure avec malice : « Une chose est sûre, si l’on est un bon apporteur d’affaires, mais un moins bon producteur, il faut choisir le type de cabinet d’avocats dans lequel exercer en conséquence… ».
Comment les firmes gèrent-elles les départs d’associés ?
Un avocat est libre d’exercer dans la structure de son choix et peut en changer à sa guise sans avoir à rendre compte des motifs. Et le fait que les clients suivent leur conseil dans sa nouvelle structure ne peut donner lieu à réparation pour ledit cabinet. Le principe est d’ailleurs régulièrement rappelé par la jurisprudence en cas de contentieux : la liberté des affaires empêche que la clientèle puisse faire l’objet d’un droit privatif.
Si un départ est souvent de nature à être suivi de la perte de plusieurs clients désireux de continuer à travailler avec l’avocat retrayant et que le cabinet concerné ne peut pas leur reprocher, la fin d’une association doit toutefois être effectuée dans le respect du principe de loyauté. Le départ ne doit pas s’accompagner de manœuvres aboutissant à la désorganisation du cabinet.
L’associé partant peut par exemple prévenir ses clients, sous réserve du respect des principes de déontologie et de confraternité. « Il doit s’agir d’une communication objective. L’e-mail envoyé par un avocat à ses clients doit être écrit de la manière la plus neutre possible, souligne Dominic Jensen, associé de Librato Avocats. La meilleure chose à faire reste tout de même de le rédiger avec le cabinet que l’on quitte afin d’éviter les foyers de contentieux qui ne relèvent pas du fondement de droit commun de la concurrence déloyale, mais davantage du respect des principes essentiel de la profession ».
De la même manière, les avocats retrayants ne doivent pas lever le pied sur la facturation des clients qui sont susceptibles de les suivre. « Agir de la sorte est déloyal par rapport à la structure quittée et rend le client complice, malgré lui, de cet acte », poursuit Dominic Jensen. « Il arrive d’être confronté à des situations heureusement rares où un associé sur le départ traite des dossiers en n’enregistrant pas son temps voire celui de collaborateurs fidèles partants, alors qu’ils ou elles travaillent avec les moyens et les équipes de la firme, souligne Alain Decombe, de Dechert. Garder un dialogue permanent avec cet associé/e sans écarter les questions gênantes, pour convenir de la meilleure manière d’achever les dossiers en cours, le tout en bonne intelligence, permet de gérer au mieux ces moments toujours compliqués dans la vie d’un cabinet ».
Par ailleurs, outre-Manche, figurent dans de nombreux contrats des clauses de garden leave : l’avocat se voit interdit de rejoindre sa prochaine firme pendant quelques mois. Ce type de clauses est prohibé en France, même si quelques ajustements sont toutefois envisageables. « Le seul cas de figure dans lequel les clauses de non-concurrence sont admises est l’hypothèse de cession de clientèle où l’on peut interdire aux cédants de reprendre la clientèle vendue en cas de réinstallation », indique Dominic Jensen. L’engagement de non-sollicitation correspond par ailleurs à ne pas engager de relation avec un client alors que ce dernier est traité par un confrère.
Dans tous les cas, pour éviter les conflits, la qualité de la contractualisation demeure essentielle. « Le système de rémunération doit être suffisamment clair et bien rédigé pour que la rémunération de l’apport de clients soit traité et encadré clairement, souligne Dominic Jensen. Plus c’est écrit, moins on se dispute ».
1. cf. l’article sur les systèmes de rémunérations des avocats dans le magazine LJA n° 53.