Affectio societatis – Chapitre 4
Voici le quatrième épisode, en accès libre, de notre nouvelle fiction, à retrouver chaque trimestre dans votre magazine, sur la vie quotidienne au sein du cabinet d’affaires parisien Saint-Ferdinand de la Popie, écrite par Floriane Bass, et illustrée par la talentueuse Maître Et Talons.
Si vous avez manqué l’épisode précédent, la séance de rattrapage se déroule ici.
Chapitre 4
Vendredi 2 mars 2018, 15 heures
Paul arrive dans le bureau de Caroline et l’interrompt dans sa lecture assidue du portrait de Kate Kumari. Il jette un œil distrait sur le magazine.
« Mais je la connais. Je la connais même très bien…
– Tu plaisantes ? Mais tu la connais d’où ? Tu caches bien ton jeu. Raconte !
– Désolé mais sur ce coup-là, je ne peux pas.
– Raconte ou je te balance à ton cousin qui n’a pas l’air ravi-ravi de l’arrivée de notre nouvelle voisine. Tu en as dit trop ou pas assez.
– J’en ai dit trop alors. »
Paul ne veut pas en dire plus. Pourtant, il se souvient parfaitement de cette histoire, vieille de presque dix-sept ans. Il était à New York le 11 septembre 2001. Kate aussi. C’est la dernière fois qu’ils se sont vus.
Jeudi 8 mars 2018, 10 heures
La salle de réunion « Alfred Nobel » accueille la réunion d’Ocean’s Eleven, surnom donné au Comex du cabinet. La première depuis l’accident cardiaque de Jean. Même Paul est à l’heure. Chacun a repris sa place autour de la table. À la grande surprise de tous, le siège de Jean ne reste pas vide longtemps. Matthieu s’y est installé. Il joue la désinvolture, comme si cette place lui revenait de droit. Muets face à ce crime de lèse-majesté, tous interrogent du regard tour à tour Matthieu et Paul. Ce dernier brise le silence sans lever les yeux de son téléphone.
« Le roi est mort. Vive le roi ?
– À part Paul, est-ce que quelqu’un a quelque chose à dire sur le plan de table ? »
Avant de donner à quiconque le temps ou l’envie de répondre, la porte de la salle de réunion s’ouvre. À la grande stupéfaction de tous, Christiane apparaît dans l’encadrement en poussant le siège roulant de Jean.
« Oui, je crois que c’est effectivement un peu rapide, lâche Christiane qui arbore le très parlant carré Hermès Phoenix. Pouvez-vous libérer la place, cher Matthieu, s’il vous plaît ? »
Matthieu se lève précipitamment, comme un enfant pris la main dans le pot de confiture. Après un silence qui semble durer une éternité, Julien, l’associé junior, se lève et applaudit frénétiquement. Bientôt suivi par tous, heureux de cette diversion.
« Tu vois, petit Padawan, ce n’est pas encore aujourd’hui ton tour d’être Jedi, susurre Paul à l’oreille de Matthieu.
– Ta gueule ! »
Christiane pose devant Jean une tablette numérique. Elle la connecte au grand écran de la salle de réunion. L’installation vient confirmer qu’il a perdu l’usage de la parole. Ses premiers mots s’affichent secs et précis : UN ORDRE DU JOUR ?
Matthieu se lève pour se donner une contenance.
« Tout d’abord, comme en attestent les applaudissements, je crois pouvoir parler au nom de tous en te disant à quel point nous sommes heureux de te revoir parmi nous aujourd’hui.
– Et reprendre ton siège, ajoute Paul en souriant.
– J’entrerai dans le vif du sujet, enchaîne Matthieu comme s’il n’avait rien entendu. Strong & Right a ouvert un bureau de l’autre côté de la rue. J’ai demandé à Agathe de nous faire un topo sur eux. Ils fonctionnent souvent par croissance externe en absorbant un cabinet fortement implanté nationalement. Une façon rapide et agressive d’acquérir savoir-faire et clients. Et je crains que nous soyons la cible idéale. Il ne faut surtout pas qu’ils nous trouvent un maillon faible. »
De nouveaux mots apparaissent sur le grand écran : MOI = MAILLON FAIBLE ?
« Bien sûr que non, bredouille Matthieu, mais il faut trouver quelqu’un qui puisse les rencontrer de façon informelle et sonder leurs intentions. Kate Kumari, la managing partner, est l’interlocutrice désignée chez eux. Je pourrais l’inviter à déjeuner.
– NON, CE SERA PAUL. »
Ces cinq mots de Jean tombent comme un couperet. Matthieu, furieux, se tourne vers Paul.
« Pourquoi toi ? Parce que tu la connais ?
– Oui, répond-il sans sourciller. »
Comprenant qu’il n’en saura pas plus, Matthieu ravale sa déception. Les sujets suivants défilent sans que personne n’y attache grande importance. Dont la décision de proposer à Oscar Siaka un poste de collaborateur, et non de stagiaire. Matthieu, qui ne jette que rarement un œil sur les CVs, a réalisé qu’il était le fils de l’ex Premier ministre de Côte d’Ivoire.
Jeudi 15 mars 2018, 9 h 30
Agathe, la responsable de la communication, et Caroline discutent autour de la machine à café. Paul les rejoint.
« Agathe, est-ce que tu peux me réserver une table pour deux personnes dans un restaurant chic et tranquille pas loin d’ici pour le déjeuner ? lui demande-t-il.
– Pas de problème, je m’en occupe et je t’envoie l’adresse. »
Restée seule avec Paul, Caroline lui lance en souriant :
« C’est pour m’inviter à déjeuner ?
– Non, pas cette fois.
– Tant pis pour moi, mais j’aimerais bien savoir pour qui tu t’es fait si beau !
– Je te raconterais si tu es sage.
– De toute façon, je déjeune avec Oscar Siaka, à qui j’ai confirmé que nous l’engagions comme collaborateur directement, sans passer par la case stagiaire. Je ne pensais pas avoir eu autant de flair sur ce garçon. Ça aide d’être le “fils de”. Ce n’est pas Matthieu qui dira le contraire. »
Vendredi 16 mars 2018, 12 h 25
Paul arrive dans le restaurant recommandé par Agathe. En avance, il s’installe à la table réservée avec les yeux rivés sur la porte d’entrée. Kate la franchit à l’heure pile. Elle est accueillie par une hôtesse qui l’accompagne jusqu’à la table. Paul se lève et l’embrasse.
« Bonjour Paul. Cela fait longtemps.
– Oui, seize ans, quatre mois et cinq jours. Tu vas bien ?
– Quelle mémoire !
– Il y a des choses qui ne s’oublient pas. Tu n’es pas d’accord ?
– Complètement, surtout celles qu’on aimerait effacer. »
New York, 11 septembre 2001. Tous les deux sont coincés dans cette cage d’escalier noire et enfumée. Se confiant sans retenue, persuadés que leurs histoires resteraient avec leurs corps dans les décombres des tours. Ils étaient alors loin d’imaginer que ces confidences pourraient resurgir un jour dans un restaurant branché parisien et leur jouer des tours.
« Mais je suppose que tu ne m’as pas invitée seulement pour remuer des vieux souvenirs.
– Tu as raison. Chez moi, je ne te cache pas qu’on s’inquiète.
– Mais qui s’inquiète ? Ton oncle dans son fauteuil roulant ?
– Je vois que les nouvelles vont vite.
– J’imagine que si tu es là, c’est toi le dauphin désigné ou la guerre de succession est-elle déclarée ?
– Il n’est pas encore question de succession. Ne commence pas à chercher de talon d’Achille.
– J’ai vu vos derniers chiffres dans les classements.
Vous n’êtes pas au top.
– C’est une question de point de vue. Nos exigences de performance ne sont pas comparables aux vôtres. Mais arrêtons de parler de nous. Explique-moi cette subite envie pour ton cabinet de venir s’installer en France.
– Juste une petite antenne pour conseiller nos clients internationaux friands d’investissements en Europe.
– Et aucune visée sur un autre continent pour lequel la France est un formidable tremplin ?
– Pas plus que vous. Vous venez de recruter un de mes anciens stagiaires, Oscar Siaka. J’imagine que son lien de parenté avec l’ex Premier ministre ivoirien ne vous a pas échappé. »
Paul élude la question et oriente la conversation sur des sujets plus futiles. Le déjeuner s’achève sur la proposition de Kate d’aller prendre le café dans son nouveau cabinet. Cela donnera à Paul l’occasion de visiter ces fameux bureaux, dont le tout-Paris des avocats d’affaires parle avec renfort de superlatifs. En arrivant dans la rue, Paul aperçoit de loin Caroline et Oscar sortir de Chez Lulu. Il ralentit le pas en espérant éviter la rencontre. Tentative avortée, Oscar se précipite sur Kate, rendant les présentations inévitables. Caroline ne cache pas sa joie, à la fois d’avoir percé le secret du déjeuner de Paul et de rencontrer Kate Kumari. Cette dernière félicite Oscar pour son nouveau poste dans le cabinet français qui compte sur le marché et échange quelques mots avec Caroline. Paul, qui danse d’un pied sur l’autre, abrège la conversation.
Ils pénètrent enfin dans le hall décoré de tableaux d’art contemporain. Deux jeunes hommes, dos au logo du cabinet qui occupe une grande partie du mur, saluent Kate derrière la banque d’accueil. Paul se dit que tous ces mètres carrés juste pour une petite antenne, ça fait beaucoup. Il croise des avocats en jean et tee-shirt. Friday wear oblige. La tradition américaine a traversé l’Atlantique. Inimaginable chez « Saint Fer de la Pop ». Ils prennent l’ascenseur jusqu’à la cafétéria du cabinet située au dernier étage. baby-foot, jeu de fléchettes, canapés moelleux, écrans aux murs diffusant chaînes d’informations et clips musicaux donnent le sentiment d’être au sein des locaux d’un géant du web. À travers les vitres, on aperçoit d’un côté la salle de fitness et de l’autre le roof top. Il fait étonnamment beau pour un mois de mars. Ils s’installent sur la terrasse avec leur café. Vue imprenable sur le bureau de Jean. Il est dans son fauteuil roulant, Matthieu lui fait face et semble très agité.