Affectio societatis – Chapitre 3
Voici le troisième épisode, en accès libre, de notre nouvelle fiction, à retrouver chaque trimestre dans votre magazine, sur la vie quotidienne au sein du cabinet d’affaires parisien Saint-Ferdinand de la Popie, écrite par Floriane Bass, et illustrée par la talentueuse Maître Et Talons.
Si vous avez manqué l’épisode précédent, la séance de rattrapage se déroule ici.
Chapitre 3
Jeudi 1er mars 2018, 9 heures
Un mois s’est écoulé depuis l’accident cardiaque de Jean. Passés les premiers jours de stupeur, le cabinet a repris son activité. Une omerta sur les dégâts causés par l’accident est de mise. Personne n’ose poser trop de questions. Chacun a repris le cours de ses dossiers. « Ocean’s Eleven » ne se réunit plus. Et aucune décision liée à l’affaire des fameux « petits papiers » n’a été prise.
Caroline gare son scooter en bas du cabinet. Elle jette un œil sur sa montre. Il lui reste un peu de temps avant son rendez-vous de 9 h 30 avec un candidat stagiaire, 20 minutes pour aller boire un café chez Lulu, le tenancier du troquet du coin de la rue, le refuge de tous les avocats du cabinet. Lulu les a vus fêter des victoires, pleurer des échecs, les console de leurs peines de cœur, les connaît dans tous leurs états avec un taux d’alcoolémie varié et variant. Il a aussi sauvé des vies en appelant la compagnie de taxis avec les mots de passe du cabinet. Lulu, Lucien Vigouroux avec sa gouaille et sa gentillesse légendaire, est aux manettes du bistro depuis 1964. Il est aussi réconfortant que les plats riches et copieux affichés sur sa carte. « Salut ma belle, comme d’habitude ? Un double expresso ? » Caroline, lui sourit et s’installe dans son petit coin habituel. Elle n’a pas vu Paul deux tables plus loin qui emporte sa tasse et vient s’installer face à elle sans même lui demander son avis.
− Salut Caroline, tu vas bien ?
− Très bien, je t’en prie, assieds-toi !
− Ça t’ennuie ? Tu veux être seule ?
− Non, non, je plaisante. Reste. Tu as des nouvelles de Jean ? Impossible de soutirer la moindre information à Christiane. Même les motifs de ses foulards sont devenus indéchiffrables !
− Il ne s’en sort pas si mal. Enfin façon de parler. Ce n’est pas tant son cœur le problème mais le coma qui a suivi et qui a laissé des séquelles. Il n’a pas retrouvé l’usage de la parole. Il se déplace en chaise roulante plus par mesure de précaution que par incapacité. Il a épuisé une douzaine d’infirmières à domicile pourtant triées sur le volet par Christiane. Ce qui reste un grand mystère c’est dans quelle mesure ses capacités intellectuelles auraient été altérées.
− Ah merde ! Qui est au courant ?
− Matthieu, Christiane et moi. Et maintenant toi. Je compte donc sur ta discrétion.
− Est-ce qu’on connaît l’élément déclencheur de la crise ?
− Si on en croit Matthieu, il y a deux grands coupables. Toi avec tes accusations fantaisistes de harcèlement sexuel et moi avec mon idée à la con des petits papiers.
− Ah oui, les fameux « papers and caroline gates » ! Matthieu ne s’est pas gêné pour me le rappeler.
Paul et Caroline en rient jaune pour mieux cacher un vague sentiment de culpabilité. Il faut dire que, pour la première fois de sa vie professionnelle, Jean s’était fait remettre vertement à sa place deux jours consécutifs…
Jeudi 1er mars 2018, 9 h 20
Lorsqu’elle arrive dans le hall du cabinet, l’attention de Caroline est attirée par une certaine agitation à l’accueil. L’hôtesse-standardiste lui fait des signes et essaye visiblement de lui faire comprendre quelque chose, en vain. Elle finit par poser son casque, et trottine vers Caroline, se fige à 30 cm d’elle et lui chuchote « Ton rendez-vous est arrivé pour le stage ». « Merci je vais le recevoir. Pauline, tu vas bien ? Qu’est-ce qu’il t’arrive ? Tu es trop bizarre ! » Pauline écarquille les yeux, secoue les deux mains devant sa bouche et, à un débit qui frise l’hystérie, réplique « Il est trop canon ton stagiaire Caro !!! » Caroline jette un œil au-dessus de l’épaule de Pauline et remarque un jeune homme qui lui sourit de loin. Oscar Siaka a l’air, en effet, on ne peut plus charmant. Caroline l’invite à la suivre dans une salle de réunion. Le jeune homme se présente. Né à Abidjan en 1993, il arrive en France après son bac, enchaîne ensuite HEC et un Master 2 en droit des affaires à Paris I Panthéon-Sorbonne, plus un stage de 6 mois à New York chez Strong & Right. « Vous avez un beau parcours… expliquez-moi pourquoi je devrais vous choisir plutôt qu’un ou une autre ? » Oscar fixe Caroline quelques instants avant de répondre.
− Parce que vous êtes un modèle pour moi, associée si jeune dans un des plus prestigieux cabinets parisiens, vous devez avoir une volonté et une capacité de travail hors du commun et cela force l’admiration, je ne peux que grandir auprès de vous en m’efforçant chaque jour d’être à la hauteur.
− Je ne suis pas encore associée, lui répond Caroline en souriant, consciente de l’habilité mais de l’inconsistance des paroles d’Oscar.
− Vous devriez, c’est une erreur de leur part ! Et puis vous pourriez me choisir parce que je suis un homme et africain qui plus est, et que cela va vous plaire de briser le cliché du stagiaire stéréotypé.
Caroline rit franchement en raccompagnant le jeune homme. Après l’avoir quitté, elle croise Gérard Bernardin, un associé, sa hantise et celle de tout le cabinet. L’imposture faite homme mais sans le complexe. « Alors Caroline, cet entretien ? On ne pourra pas nous accuser de ne choisir que des mâles blancs de plus 50 ans ! » déclame-t-il dans un grand éclat de rire gras « Mais tu connais mon point de vue sur ces débats débiles. Harcèlement, racisme, misogynie, burn-out, tout ça, c’est de la foutaise ! Ça n’existe que dans les esprits malades » ajoute-t-il. Caroline se contente de lever les yeux au ciel.
Jeudi 1er mars 2018, 11 heures
Caroline a rendez-vous dans le bureau de Matthieu pour discuter de la réponse à un appel d’offres pour un nouveau client. Il est avec Agathe Beaurepaire, la responsable de la communication du cabinet.
Ils ont le dernier numéro de la LJA devant eux. Caroline regarde la Une. Le cabinet Strong & Right s’installe à Paris et a le culot d’avoir loué les somptueux bureaux du trottoir d’en face. Et pour couronner le tout et s’assurer de la réussite de la conquête du continent européen, c’est Kate Kumari qui va prendre la direction du bureau parisien.
− Waouh ! Kate Kumari qu’on va croiser chez Lulu. Mon idole, mon modèle. Je n’en crois pas mes yeux ! Vous savez qu’elle a été désignée parmi les 50 femmes les plus influentes du monde par le magazine Forbes ?, se réjouit Caroline.
− Ben je t’en prie, envoie-lui ton CV pendant que tu y es ! Il y en a au moins une que cela réjouit. Pour ma part, je ne vois pas d’un si bon œil l’arrivée d’un cabinet américain de plus, qui vient nous narguer sous nos fenêtres et, qui plus est, dirigé par une femme. N’importe quoi ! On n’avait vraiment pas besoin de ça en ce moment, lui répond Matthieu acide.
Agathe repart avec pour mission de faire une étude sur la présence de Strong & Right sur les différents continents et sur ses grands clients au niveau international afin de mesurer le risque pour Saint Fer de la Pop.
Vendredi 2 mars 2018, 15 heures
Enfermée dans son bureau, Caroline dévore le portrait de Kate Kumari paru dans le magazine de la LJA.
Kate Kumari nous accueille dans les tout nouveaux locaux parisiens de Strong & Right. Née à Calcutta en 1972, elle intègre à 17 ans la prestigieuse université Jawaharlal-Nehru à New Delhi. « L’université porte le nom de la première personne à avoir tenu le poste de Premier ministre de la République indienne. Elle a été créée par Indira Gandhi. Tout un symbole ! » explique-t-elle dans un français impeccable à peine teinté d’un accent américain. À 20 ans, elle quitte l’Inde pour poursuivre ses études à Harvard puis à La Sorbonne et à l’INSEAD. « Je garde un excellent souvenir de mes années à Paris », se souvient-elle. Après un tour du monde d’un an, elle rejoint en 1999 le cabinet Strong & Right à New York. En 2004, à 32 ans, elle est nommée la plus jeune associée de l’histoire du cabinet. En 2010, elle rejoint la Maison Blanche comme conseillère de Barack Obama pour l’engagement public et les affaires intergouvernementales. Après l’élection de Donald Trump, elle fait son retour chez Strong & Right qui l’accueille à bras ouverts. Sur les murs, deux grandes photos se côtoient. L’une représente deux femmes et une fillette indiennes dans les rues de Calcutta avec des paniers sur la tête. Elles sont vêtues de saris rouge, jaune et rose. La seconde nous emmène à New York. Un habile montage superpose les tours jumelles et « Ground Zero ». « Ne jamais oublier d’où l’on vient. Toujours considérer que rien n’est jamais acquis mais qu’on peut se relever de tout », nous dit-elle en souriant songeuse devant les images. Les grandes baies vitrées inondent de soleil son bureau aussi simple et beau que la femme qui l’occupe. Sur la table de réunion, quelques cadres avec une vieille photo de famille prise à Calcutta et des dessins d’enfants. Elle a l’humilité des femmes qui n’ont plus rien à se prouver, ni à prouver à personne…
Paul arrive dans son bureau, l’interrompt dans sa lecture. Il jette un œil sur le magazine.
− Mais je la connais. Je la connais même très bien !