Affectio societatis – Chapitre 12
Voici le douxième épisode, en accès libre, de notre nouvelle fiction, à retrouver chaque trimestre dans votre magazine, sur la vie quotidienne au sein du cabinet d’affaires parisien Saint-Ferdinand de la Popie, écrite par Floriane Bass, et illustrée par la talentueuse Maître Et Talons.
Si vous avez manqué l’épisode précédent, la séance de rattrapage se déroule ici.
Où l’on fait la connaissance de la famille fondatrice du cabinet Saint Ferdinand de La Popie : Jean, le patriarche, Matthieu, son fils, Paul, son neveu, associés. Caroline est une jeune associée, elle partage confidentiellement sa vie avec Paul. Le cabinet américain Strong & Right dirigé par Kate Kumari s’est implanté à Paris en mars 2018. Les deux cabinets annoncent qu’ils fusionnent 7 mois plus tard. Au cours d’un séminaire réunissant les associés des deux structures, Paul est élu au poste de co-managing partner mondial avec Kate. Matthieu garde la direction du bureau de Paris.
Vendredi 10 mai 2019
Six mois se sont écoulés depuis la nomination de Paul au poste de co-managing partner mondial. Une annonce en grande pompe à la messe réunissant tous les associés des deux cabinets fusionnés. Matthieu a hérité de la direction du bureau de Paris qu’il considère comme un lot de consolation.
L’ambiance est loin d’être au beau fixe dans le cabinet. Piqué au vif par ce qu’il a considéré comme la plus grande injustice de sa vie, Matthieu a d’abord séché toutes les réunions, ne venant au cabinet que lorsque cela lui chantait, conseillant aux collaborateurs de s’adresser à Paul puisque, lui, avait été choisi comme vainqueur. Puis passé l’état de choc, il fait depuis quelques semaines, acte de présence, le dos rond. Les deux cousins s’évitent ou s’agressent. Kate Kumari joue l’arbitre mais commence à se lasser de ces querelles stériles de cour de récréation.
Une réunion du comité de direction est prévue dans la fameuse salle « Alfred Nobel » avec pour ordre du jour l’instauration de business plans pour les 40 associés du bureau de Paris. Kate explique l’intérêt de cet exercice que le cabinet n’a jamais pratiqué.
– L’idée est pour chacun de se projeter dans l’avenir et d’analyser ce qu’il ou elle peut apporter au cabinet et ce que le cabinet peut lui apporter. Je vous propose de compléter l’exercice par une revue 360° à laquelle seront associés collaborateurs, secrétaires et service support.
– Non, mais t’es sérieuse ? ! éructe Matthieu.
– Est-ce que j’ai l’air de plaisanter ? interroge Kate.
– Mais laisse le parler Kate, ça fait des mois qu’il fait du boudin. Vas-y Matthieu, nous sommes tout ouïe, ironise Paul.
– Rangez les fléchettes vous deux, ça commence à fatiguer tout le monde.
– Il est hors de question que je demande à mon équipe ce qu’elle pense de moi et m’assigne des objectifs. Quant au business plan, on te voit arriver. On va regarder à la loupe les associés profitables et ceux qui le sont moins pour commencer à faire un grand ménage.
– Il n’y a pas que la profitabilité qui nous intéresse. La contribution à la réputation du cabinet, au recrutement, à la formation, au knowledge sera également prise en compte, argumente Paul volant au secours de Kate.
– Bullshit ! N’y croyez pas une seconde. Vous allez vous laisser faire ? tente un Matthieu au bord de la crise de nerfs en prenant à témoin les associés présents dans la salle.
La réunion s’achève dans une ambiance électrique. En sortant, Kate propose à Matthieu et Paul d’aller boire un café sur la terrasse de l’immeuble. Cela relève plus de la convocation que de l’invitation.
– Si c’est pour me prendre un savon, je vais chercher des cigarettes dans mon bureau et je vous rejoins, ironise Matthieu.
Kate et Paul croisent Agathe effervescente.
– Vous tombez bien, je vous cherchais partout ! Mumm vient de twitter : « #avocats #scoop #rumeur #Strong&Right MatthieuSaintFerdinanddeLaPopie serait sur le départ avec un portefeuille clients de plusieurs millions d’euros pour rejoindre un cabinet anglais. Ne le répétez pas, c’est un secret ! »
À peine Matthieu a-t-il posé un pied sur la terrasse que Paul lui met le tweet de Mumm sous le nez.
– Tu n’as pas un truc à nous dire ?
– Quand bien même ce serait vrai, vous allez faire quoi ?
– Donc tu ne nies pas. Et d’où sortent ces millions d’euros alors que tu n’en as facturé qu’à peine un l’année dernière ?
– Ben, 1 M€ ou 3M€ ou 10 M€… À force de taper, on ne sait jamais ce qui peut tomber de la piñata. Vous aviez autre à chose à me dire ? Non ? Je vous laisse alors, j’ai du travail, dit Matthieu en tournant les talons.
Mardi 14 mai 2019
Il est 20 heures. À l’accueil, Pauline appelle Oscar. Ses sushis sont arrivés, carburant indispensable, pour lui permettre de tenir encore quelques heures sur son dossier. Il doit descendre les chercher.
– Mais tu es encore là ? s’étonne-t-il.
– Oui j’ai commencé à 15 h aujourd’hui, je suis en horaire décalé ! Viens chercher ton dîner, en plus j’ai un scoop !
La curiosité d’Oscar, toujours à l’affût des potins de Pauline, lui a donné des ailes pour descendre les étages quatre à quatre.
– Me voilà !
– Et voilà tes sushis ! Bon courage pour ta soirée de boulot !
– Si tu crois que tu vas t’en sortir à si bon compte… C’est quoi le scoop ?
– Hahaha, mais qu’est-ce que tu me donnes en échange ? minaude-t-elle à grand renfort de battement de cils.
– Ma sauce soja ?
– Ça va pas suffire ! Mais comme je t’aime bien, je te raconte. Tu te souviens du pot pour fêter les nouveaux associés en septembre dernier ? On s’était retrouvé en bas pour fumer une cigarette avec Caroline.
– Très bien, on avait même assisté à une conversation hyperchaude entre les cousins. Matthieu soupçonnait Paul d’avoir une meuf dans le cabinet.
– Je sais qui c’est ! C’est carrément dingue. Les Marseillais c’est de la gnognotte à côté.
Pauline se couche à moitié sur la banque d’accueil pour dévoiler au plus près de l’oreille d’Oscar ce qu’elle considère comme l’affaire de l’année. Elle a surpris un SMS de Paul sur le téléphone de Caroline oublié à la machine à café. « Tu me manques. Ce soir tu n’as pas le choix, c’est chez moi ! ».
Vendredi 17 mai 2019
Revue de presse…
« Huit mois après l’annonce de la fusion du cabinet français Saint Ferdinand de La Popie & Associés avec le cabinet américain Strong & Right, l’hémorragie commence » titre Les Echos. L’article annonce le départ de Matthieu pour le cabinet anglais Queen & Ace avec une dizaine d’associés et leurs équipes.
« Matthieu Saint Ferdinand de La Popie quitte le cabinet de ses aïeux et prend son envol chez Queen & Ace. Grâce à ce recrutement d’une trentaine d’avocats, le cabinet anglais s’implante en force dans la capitale. » La nouvelle est à la une de la LJA.
« #avocats #scoop #jevouslavaisbiendit #MatthieuSaintFerdinanddeLaPopie quitte son cabinet et récupère enfin une couronne en créant le bureau parisien du cabinet Queen & Ace à Paris. » twitte Mumm.
C’est l’effervescence dans les bureaux, tout le monde se passe les articles, commente, subodore. Les journalistes n’abordent que très vaguement les équipes qui suivent Matthieu sans citer de nom, juste des pratiques. On se méfie, on s’observe, on enquête, on fait des hypothèses, on se demande qui part et qui reste…
Samedi 18 mai 2019
Kate a convoqué la dizaine d’associés dignes de confiance pour une réunion de crise dans son appartement à l’abri des oreilles indiscrètes. Caroline et Paul font partie de la cellule de contre-attaque. L’ordre du jour est dense.
« Merci à tous d’être venus un samedi. Mais nous n’avons pas trop le choix et un paquet de sujets à traiter. Vous avez tous entre les mains les documents que je vous ai envoyés hier sur les clients à sécuriser qui risquent de s’envoler chez Queen & Ace, sur les associés et avocats potentiellement sur le départ. Mais il y a un sujet urgent qui ne figure pas dans le document : il faut remplacer Matthieu à la tête du bureau de Paris. Avant de procéder à un vote dans les règles, il faut assurer un intérim. J’ai cette idée que je vous ai soumise hier. Assez bien accueillie par chacun d’entre vous. »
Tous se tournent vers Caroline, un peu vexée de comprendre qu’elle est la seule à ne pas savoir de quoi il s’agit. Et pour cause, puisque c’est d’elle que Kate est en train de parler.