Affectio societatis – Chapitre 11
Voici le onizième épisode, en accès libre, de notre nouvelle fiction, à retrouver chaque trimestre dans votre magazine, sur la vie quotidienne au sein du cabinet d’affaires parisien Saint-Ferdinand de la Popie, écrite par Floriane Bass, et illustrée par la talentueuse Maître Et Talons.
Si vous avez manqué l’épisode précédent, la séance de rattrapage se déroule ici.
Vendredi 9 novembre, 19 h
« Rapprochement » oblige : il faut faire connaissance et quoi de mieux que de passer deux jours tous ensemble dans un bel hôtel en Normandie. La nuit et la pluie commencent à tomber, le Normandy accueille au compte-gouttes une grande partie des 300 associés des cabinets Saint Fer de la Popie et Strong & Right.
Agathe est sur le pied de guerre. Elle est épaulée dans l’organisation de ces deux jours par Ombeline, l’assistante de Matthieu qui court dans tous les sens. La totalité des chambres et suites de l’hôtel sont investies par les dirigeants du cabinet. Les New-Yorkais ont fait main basse sur les suites arguant du décalage horaire et, de manière moins subtile, des 4 M$ qu’ils facturent chaque année versus le 1,5 M€ des associés du cabinet français. Le décalage entre les deux chiffres va clairement être un des sujets qui fâche dans les mois à venir.
Mais c’est la gouvernance du cabinet qui est dans tous les esprits. Cela fait presque deux mois que Matthieu et Paul font campagne pour déterminer lequel sera co-managing partner mondial aux côtés de Kate et lequel se contentera de la direction du bureau de Paris. Et c’est ce week-end que les résultats tombent.
– Je crois que les cousins arrivent, chuchote Ombeline à l’oreille d’Agathe.
En effet, à travers les portes vitrées, elles regardent Paul tendre les clés de sa Peugeot 403 cabriolet au voiturier. Il est suivi de Matthieu au volant du dernier SUV Maserati.
Dans le hall de l’hôtel, les deux cousins se font des grands sourires pour sauver les apparences mais la discussion à voix basse est loin d’être aussi cordiale qu’elle n’y parait.
– T’as pas pu t’empêcher de venir avec la voiture de Columbo. C’est pour te la jouer cool, genre l’argent ne m’intéresse pas ?
– Pour ta parfaite information, c’est aussi celle dans laquelle Jean-Paul Belmondo et Jean Seberg traversent Paris dans À bout de souffle. C’est clair que le SUV Maserati, ça n’envoie pas le même message.
– Je ne comprends toujours pas à quel jeu tu as joué. Depuis quand le pouvoir t’intéresse ? La politique et le relationnel, ça a toujours été moi.
– Alors de une : ce n’est pas une question de pouvoir mais d’intérêt collectif. Et de deux : tes capacités relationnelles sont indéniables sur les parcours de golf, un peu moins avec tes équipes et tes associés.
– Mais quand est-ce que tu vas arrêter avec tes cours de bienveillance à la con ? Ça commence à me gonfler les « Et Paul faudrait savoir ce qu’il en pense », « Et Paul il connaît Kate Kumari», « Et Paul, il a des précédents sur ce genre de dossier ». Mais il y a un truc que tu ne pourras jamais me voler : le fils de Jean, c’est moi.
– Tu veux que je te dise Matthieu : « Dans la vie ce qui est grave, ce n’est pas tellement d’être con. C’est de le rester. » Ce n’est pas de moi mais j’aime bien.
La conversation s’arrête net au moment où ils aperçoivent John Miller et Kate Kumari à la réception de l’hôtel.
– Hello, vous tombez bien, je voulais vous présenter Bruno Raisin, LE grand spécialiste de l’intelligence collective. Il va nous accompagner pendant ces deux jours. Nos deux équipes doivent apprendre à partager et travailler ensemble.
– On en parle du partage ? Les suites ont quand même toutes été réquisitionnées par les plus gros fee earners de New York, ironise Matthieu.
Bruno Raisin arrive à point nommé pour éviter à Kate de répondre.
– Vous allez nous faire jouer avec des Lego ou des Kapla ? raille Matthieu en lui serrant la main.
– Bonjour Matthieu, ravi de faire votre connaissance. Kate m’a déjà beaucoup parlé de vous.
Puis, en se tournant vers Paul :
– J’imagine que vous êtes Paul ? J’adore votre voiture ! À bout de souffle est un de mes films préférés.
Agathe s’approche du groupe. Elle les informe que le dîner va être servi et que tout est prêt pour le discours d’accueil de John Miller.
« L’art de la réussite consiste à savoir s’entourer des meilleurs », c’est avec cette citation de Kennedy que John commence son discours de bienvenue. Alternant avec aisance le français et l’anglais, il rappelle que le rapprochement des deux cabinets est voué au succès, que l’union de leurs deux pays a déjà fait ses preuves il y a plus de 70 ans sur ces plages normandes.
– J.F. Kennedy disait : « Je suis l’homme qui accompagne Jackie Kennedy. » Aujourd’hui à mes côtés, je suis fier d’être épaulé par la brillante Kate Kumari grâce à qui nous sommes tous réunis ce soir et pour les années à venir, conclut le senior partner du cabinet américain sous les applaudissements des convives.
Le dîner s’achève. Les groupes s’éparpillent entre le casino, la boîte de nuit et le bar de l’hôtel.
Samedi 10 novembre, de 9 h 30 à 18 h
Agathe et Ombeline essayent de convaincre les derniers associés qui gravitent encore autour du buffet somptueux du petit-déjeuner de rejoindre la salle de conférences. Kate prend la parole sur une scène centrale aux côtés de Bruno Raisin.
– Le collaboratif et le partage sont les fondements du modèle économique de notre cabinet. Nous sommes plus intelligents, plus créatifs et plus efficaces à plusieurs que seul. J’en vois qui sourient sans doute animés par la dose de scepticisme propre à la profession d’avocat. Puisque certains doutent, Bruno va nous proposer un exercice pour vous en convaincre.
– Bonjour à tous, je suis ravi de vous accueillir en ce début de matinée. La bonne nouvelle, c’est que nous allons vous emmener sur la lune. La mauvaise, c’est que votre vaisseau spatial s’est écrasé. Un rendez-vous était prévu avec une base située à 300 km mais votre vaisseau et tous ses instruments sont détruits sauf 15 articles dont nous allons vous distribuer la liste. Pour la survie de votre équipage et rejoindre la base, il faut choisir les plus indispensables. Dans un premier temps, vous allez devoir classer individuellement ces articles par ordre d’importance, puis faire le même exercice en groupe. Nous comparerons ensuite les différents classements à celui qui a été acté par la Nasa.
Chacun prend connaissance de la fameuse liste : allumettes, aliments concentrés, 20 mètres de corde, chauffage portable avec batterie, deux pistolets, lait en poudre, deux réservoirs d’oxygène, carte stellaire, radeau de sauvetage, boussole magnétique, 25 litres d’eau, fusées de signalisation, trousse de première urgence, émetteur-récepteur…
– Quel jeu à la con ! commente Matthieu.
– Évite de choisir en priorité les articles qui pourraient te permettre de me dézinguer en cours de route, lui répond Paul.
La journée se poursuit sous la houlette de Bruno Raisin et son équipe de coach. Tout est conçu pour apprendre à se connaître et partager idées et savoir-faire.
Samedi 10 novembre, 19 h 30
Après une pause salutaire, c’est dans un grand auditorium baptisé « Omaha beach » que les associés se retrouvent en fin de journée pour l’élection. Le décor est planté : un écran géant, un système de vote électronique avec télécommande pour chacun, les absents ont la possibilité de s’exprimer à distance. Matthieu est confiant. Sur les 300 votants, 200 sont associés du cabinet que son père a dirigé pendant des années. Paul, pour une fois, ne joue pas l’indifférence.
Tous espèrent que le lieu ne va pas être rebaptisé « Bloody Omaha ». Après une courte explication du système, les avocats s’attellent au vote. Deux pictogrammes un peu ringards s’affichent sur le grand écran : une mappemonde et une tour Eiffel. Après quelques minutes : le visage de Paul apparaît à côté du premier avec 202 voix sur 300, celui de Matthieu à côté du second.
L’annonce des résultats est suivie presque instantanément d’un tweet de Mumm, la « gossip girl » des cabinets d’avocats d’affaires. « Je t’avais pourtant prévenu, le cousin t’a bel et bien grillé au poteau ! À lui le poste de Miss Univers, à toi celui de Miss France ! »
– Mais ce n’est pas possible : soit elle est dans la salle, soit on a une taupe qui balance, s’affole Agathe.
Matthieu se lève furieux à l’annonce des résultats. Paul et Kate voient passer en trombe sa Maserati par la baie vitrée.