Retour sur une décennie de contrôle des investissements étrangers
Pour fêter les dix ans de la publication du décret Montebourg, le cabinet August Debouzy a reçu Thomas Ernoult, chef du bureau du contrôle des investissements étrangers en France (CIEF). L’occasion pour Vincent Brenot et Nicolas Baverez, associés du cabinet, de dresser le bilan d’une décennie et de lui poser quelques questions sur les critères d’analyse des dossiers, la liste des secteurs d’activités contrôlés et l’évolution des pratiques au cours de dernières années.
Durant 90 minutes, Thomas Ernoult n’a éludé aucune question, faisant preuve d’une pédagogie sans pareille sur l’ensemble des thématiques proposées par les associés d’August Debouzy. Car le dialogue avec le régulateur est important pour bien comprendre les pratiques, comme l’a rappelé Nicolas Baverez en introduction, dans une période qui voit s’opposer deux mouvements contradictoires : « Le retour en force de la souveraineté étatique et du contrôle des marchés d’un côté, et de l’autre, le désir d’attractivité des États qui ont désespérément besoin d’attirer les capitaux pour financer le vieillissement de la population, la transition énergétique, le réarmement et bien sûr la révolution numérique ».
Les secteurs contrôlés
progressivement étendus
Thomas Ernoult a tout d’abord rappelé l’esprit du contrôle des investissements étrangers qui est une exception au principe de libres relations financières entre la France et l’étranger. Les dispositions, exorbitantes du droit commun, sont d’ordre public et répondent aux objectifs de sécurité publique et de défense nationale. Depuis une quinzaine d’années, une succession de décrets est venue renforcer les outils de contrôle et muscler le dispositif initialement prévu dans la loi de 1966. Le contrôle de la direction générale du Trésor, et notamment du CIEF, s’exerce lorsqu’un investisseur étranger, ou français mais ayant sa résidence fiscale à l’étranger, envisage de franchir le seuil de détention des droits de vote ou de prendre le contrôle d’une entreprise française d’un secteur déterminé par décrets. L’article R 153-1 du code monétaire et financier identifie les secteurs concernés qui ont été « progressivement étendus et notamment, récemment au minier ou encore à l’alimentaire ou aux activités photoniques », comme a relevé Vincent Brenot, s’interrogeant sur la visibilité qu’ont les entreprises du champ d’application de ce contrôle. Thomas Ernoult s’est voulu rassurant, expliquant « que même si la DGT évalue en permanence l’état de la menace, il n’y a, à ce stade, pas de besoin qui justifierait de reprendre la plume ». Répondant ensuite à une interrogation de Nicolas Baverez, il a par ailleurs indiqué que le contrôle des investissements greenfield n’était pas non plus un axe de développement de contrôle par son service.
Stabilisation du nombre de contrôles
S’agissant de la volumétrie des contrôles du CIEF, les données statistiques pour 2023 ne sont pas encore connues. « Elles sont à peu près du même niveau que celles de 2022, année durant laquelle 325 dossiers ont été instruits par notre service qui compte sept personnes », a indiqué Thomas Ernoult évoquant une stabilisation des demandes grâce à l’adoption par les parties prenantes d’un « régime robuste et posé ».
Sur les 325 décisions annuelles, la moitié fait l’objet d’une décision d’inéligibilité. Et sur le reste, la moitié est concernée par une autorisation sous conditions. Si l’État ne communique pas sur le nombre de refus, le chef du bureau du CIEF a tout de même précisé qu’une telle décision du ministre était prise lorsque « les conditions et les outils à notre disposition ne permettent pas de couvrir les risques induits par l’opération ».
Les associés d’August Debouzy ont fait état d’une augmentation des demandes d’engagement des investisseurs étrangers par l’État, mais aussi du nombre élevé des diverses conditions imposées par rapport à ce qui se voit dans d’autres pays européens. Plusieurs d’entre elles ont été évoquées : le maintien en France des activités sensibles ou des contrats avec des clients sensibles, la protection de la propriété intellectuelle (brevets, licences), l’adaptation de la gouvernance de l’entreprise et le reporting régulier à l’État… Il a été rappelé que les conditions de maintien de l’emploi sur le territoire ne font pas partie de la palette du CIEF, contrairement à ce qui se passe dans d’autres États européens. Thomas Ernoult a reconnu cette augmentation sans pouvoir évoquer de facteurs explicatifs « sauf à rappeler la maturité de notre régime et la sensibilité plus accrue de notre paysage industriel qui compte un moins grand nombre d’acteurs dans certains secteurs par rapport à d’autres États ». Il a ensuite concédé que « le suivi des engagements est un des défis majeurs de cette phase de contrôle ». C’est le Sisse qui coordonne le suivi – par les départements ministériels concernés – des engagements pris par les entreprises dans le cadre de la procédure d’autorisation. « Son enseignement est essentiel pour nous, a indiqué l’intervenant. Il nous permet de mieux réfléchir à l’avenir et à la meilleure manière de traiter le risque ».
Vincent Brenot a ensuite tenu à écarter « le fantasme selon lequel Bercy cherche à prendre la main sur le maintien d’éventuelles nouvelles activités développées par l’acquéreur étranger, puisque les conditions discutées avec l’État ne portent que sur l’activité de la cible jusqu’à la date de réalisation de l’investissement ».
Coordination européenne
Depuis octobre 2020, toute opération faisant intervenir une entité ressortissante d’un État tiers à l’Union européenne dans la chaîne de contrôle de l’investisseur doit faire l’objet d’une notification au réseau européen au titre du règlement européen sur le filtrage des investissements directs étrangers dans l’Union européenne. La Commission européenne ou un État membre peut alors demander des informations supplémentaires sur l’opération et sur ses effets sur ses intérêts nationaux. « Cet avis ne nous lie pas, a précisé Thomas Ernoult. Nous le prenons en compte mais chaque État membre conserve son autonomie décisionnelle ». La mise en œuvre de ce mécanisme de coopération européen n’ajoute pas de délai supplémentaire à la procédure nationale. Le délai réglementaire d’instruction d’une demande d’autorisation, qu’elle soit notifiée ou non au réseau européen, reste toujours de 75 jours ouvrés (30 jours pour la phase 1 + 45 jours supplémentaires pour la phase 2). « Ces délais sont des maximums, a rappelé le dirigeant du CIEF. Dans certaines situations exceptionnelles de procédure d’urgence lorsque la cible est en procédure collective, notre service s’efforce de s’adapter. Dans ce cadre, il convient de sensibiliser l’investisseur étranger sur l’importance de déposer un dossier complet le plus rapidement possible ».
Et alors que la Commission de Bruxelles a présenté, en début d’année, une série de dispositions visant à mieux protéger les intérêts stratégiques de l’Union en contrôlant les investissements extra-européens sur son territoire, Thomas Ernoult a salué cette volonté d’harmonisation « qui permettra de boucher les trous » car certains États membres ne se sont pas encore dotés de régime de contrôle comme la Croatie, la Bulgarie, Chypre, l’Irlande ou encore la Grèce.