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Responsabilité pénale des entreprises pour violation des droits humains : entre défis et solutions

Par Laura Dray

Dans un contexte géopolitique tendu, les violations des droits humains par les entreprises françaises à l’étranger sont notables à bien des égards. Le Club des Juristes, à travers son rapport intitulé « Risque pénal des entreprises françaises pour violation des droits humains à l’étranger » apporte un éclairage et émet une série de recommandations pour diminuer le risque. 

Le professeur Didier Rebut et le doctorant Hugo Pascal, les deux rapporteurs du travail mené par le Club des juristes, dressent un constat inquiétant de la situation. Au premier semestre 2024, 13 procédures pénales (3 enquêtes préliminaires et 10 informations judiciaires) ont été ouvertes en France contre des entreprises françaises pour des violations des droits humains dans des zones de conflit comme la Syrie, le Rwanda, la République centrafricaine, le Soudan ou encore l’Égypte. Les exemples ne manquent pas. Ainsi dans l’affaire Lafarge/Holcim, le cimentier est accusé de financement de groupes terroristes en Syrie. « Cette affaire est frappante puisque, pour la première fois, la chambre criminelle de la Cour de cassation a ouvert la voie à la mise en examen d’une société, personne morale, pour complicité de crime contre l’humanité », commente Didier Rebut. Et les ONG l’ont bien compris. En juin 2022, une plainte a été déposée par trois d’entre elles pour « complicité de crimes de guerre » contre Dassault, Thales et MBDA France pour la vente d’armes à l’Arabie saoudite et aux Émirats arabes unis, qui auraient été utilisées contre des civils au Yémen. Depuis 2018, le rapport du Club des juristes témoigne d’une augmentation de 50 % des contentieux transnationaux liés aux droits humains.

Une spécificité française : institution spécifique, rôle du juge et loi interne

La société civile, à travers les ONG et les lanceurs d’alerte, agit comme un moteur essentiel pour attirer l’attention sur ces violations et pousser à une action judiciaire. « Les associations et les ONG jouent un rôle majeur dans la lutte contre la violation des droits humains », précise Nicole Belloubet, présidente de la commission. Les juges jouent également un rôle crucial pour reconnaître la responsabilité des entreprises françaises, que ce soit au titre de la complicité ou de l’aide à des régimes criminels.

La France est en outre dotée d’institutions spécifiques comme le parquet national antiterroriste (PNAT), placé sous l’autorité du Procureur de la République antiterroriste, compétent pour enquêter et poursuivre les faits susceptibles d’être constitutifs de crimes de droit international ainsi que les infractions qui leur sont connexes, ce qui fait la différence.

Enfin, la loi française, clé de voûte de la justice française, prévoit un cadre juridique contraignant à l’égard des entreprises. Le code pénal prend en considération la responsabilité pénale des personnes morales, contrairement aux normes en vigueur en Allemagne ou en Suède. Les textes mettent même en place une responsabilité pénale élargie des entreprises et la loi sur le devoir de vigilance de 2017 les oblige ainsi à prévenir les risques liés aux atteintes aux droits humains et à l’environnement tout au long de leurs chaînes de valeur.

Des suggestions pour mieux appréhender le risque pénal

Ce rapport propose un nouveau cadre où prévention, responsabilité et justice coexistent. L’une des premières initiatives serait de renforcer les instruments de compliance internes à travers des outils adaptés pour détecter et prévenir les atteintes aux droits humains. À l’image des mécanismes de prévention prévus par la loi Sapin II. Il s’agirait de cartographies de risques, de systèmes d’alerte, de politiques dédiées, de mécanismes de contrôle ou encore d’une veille active pour identifier les menaces. Ils permettraient aux salariés, comme aux dirigeants, d’être sensibilisés à ces potentielles violations des droits. L’élargissement des missions de la diplomatie économique soutiendrait aussi l’entreprise dans son travail de prévention. Concrètement, une taskforce dédiée à l’accompagnement des entreprises effectuerait un travail de veille pour identifier les menaces et les situations à risques.

Autre proposition du rapport : encourager un cadre européen et international harmonisé, pour aligner l’encadrement de la responsabilité des groupes de sociétés en matière de droits humains. Les critères de responsabilité pénale des entreprises seraient mieux définis, pour refléter la réalité des groupes économiques et prévenir les abus.

Le rapport n’élude pas la question des moyens de la justice. Il serait nécessaire d’allouer des moyens significatifs aux juridictions spécialisées tout en renforçant leur coopération avec les autorités étrangères. Il conviendrait aussi de mieux préparer la magistrature. Nicole Belloubet, précise : « Malgré la force et la singularité du modèle français de la justice, les juges doivent être formés à ces contentieux exigeants. »

Enfin, pour encadrer les pratiques des ONG et des organisations, il est proposé d’établir une ligne directrice s’inspirant de celles établies par Eurojust et le procureur de la CPI visant à garantir la fiabilité des « pré-enquêtes » de la société civile. Dans ce même esprit, la motivation des classements sans suite et leur publicité seraient également un moyen pour les ONG d’en prendre connaissance avec la possibilité d’ouvrir une information judiciaire à une collégialité de trois magistrats. Tout en reconnaissant que « la frontière est ténue entre la réalité et l’optimisme des volontés », Nicole Belloubet estime que « ces propositions sont réalisables ».