Les endroits insolites où ont exercé les avocats d’affaires
Dans l’imaginaire collectif, les avocats sont des personnes sérieuses, assises à leur bureau où sont empilés les innombrables codes et dossiers. Mais pas seulement ! Quelques-uns ont accepté de nous raconter les endroits les plus insolites où ils ont eu l’immense privilège (ou pas) de travailler.
José Manuel García Represa et Eduardo Silva Romero, associés, Dechert : « Nous avons représenté un état sud-américain, contre des multinationales américaines du secteur pétrolier, dans trois arbitrages d’investissement, dont les audiences se sont déroulées sur des puits pétroliers situés au sein de la jungle amazonienne. Grâce à des parcours planifiés au millimètre (y compris avec un avion affrété pour accéder aux endroits les plus isolés) et à un dispositif de sécurité organisé par l’armée de ce pays, nous avons délivré des plaidoiries sur la pollution existante sur place. Rien ne nous a arrêté : ni le papier des dossiers de plaidoirie qui ne tenait pas l’humidité, ni le sténotypiste qui a dû se fabriquer une table portative afin de pouvoir travailler debout tout en suivant les déplacements du tribunal et des parties, ni les accidents de parcours (y compris morsures de fourmis conga… très douloureuses) ou encore les tempêtes tropicales qui inondaient les routes... Efforts récompensés, puisqu’au bout du compte, le résultat fut positif pour notre client ! ».
Sylvie Gallage-Alwis, associée, Signature Litigation : « Au lancement de notre bureau, nous avons décidé d’encourager les équipes à faire du sport et l’un des membres de notre cabinet s’est dévoué pour nous faire des cours deux fois par semaine. Je lui avais demandé d’insister pour que je me joigne à eux et ne me trouve pas d’excuse pour ne pas participer en dernière minute (le sport n’est vraiment pas l’une de mes passions). Après quelques semaines, un de nos clients, une société fabriquant des produits électroniques, et en particulier des téléphones portables, a fixé des points téléphoniques quotidiens, exactement à l’heure de nos cours de sport. Afin de tenir ma promesse des deux côtés, je me suis retrouvée à faire ces conférences téléphoniques pendant les cours de sport avec les équipes qui éteignaient la musique dès que je devais parler et donc retirer la fonction « mute ». Je dois avouer qu’à plusieurs reprises, j’ai eu du mal à cacher mon essoufflement et ai fini par expliquer la situation à mon client, qui a eu la meilleure des réactions possibles : me demander de lui donner un feedback sur la facilité à gérer les fonctions sons, mute et visibilité des écrans partagés selon les positions dans lesquelles je me retrouvais ! ».
Renaud Dubois, associé, Kramer Levin Naftalis & Frankel : « Pratiquant le droit immobilier et le droit de la construction, j’ai été amené, dans le cadre d’expertises judiciaires, à travailler dans des endroits singuliers, assez différents de nos locaux feutrés de l’avenue Hoche. Ainsi, j’ai suivi l’expertise judiciaire préventive (c’est-à-dire avant travaux) du parc zoologique de Paris (appelé couramment zoo de Vincennes). Plusieurs jours durant, nous avons constaté l’état non seulement des végétaux remarquables du parc, mais également des girafes et des lémuriens qui n’avaient pas été déplacés, ainsi que du grand rocher que l’expert a descendu en rappel. C’était un peu Nicolas le jardinier ! Toujours dans le cadre d’expertises judiciaires, je suis allé dans des installations nucléaires de base (INB) à Cadarache et une chambre anéchoïque (chambre sourde) à Grenoble, équipé d’éléments de radioprotection. Là c’était plutôt Daft Punk. De même, j’ai arpenté plusieurs terminaux portuaires à conteneurs en pleine exploitation au Havre (Port 2000) et à Fos-sur-Mer. Nous étions bien petits par rapport aux navires porte-conteneurs, aux portiques de chargement et au ballet incessant des chariots de manutention. Plus chic, je suis monté sur la verrière de la Fondation Louis Vuitton dans le Bois de Boulogne. Avant cela, d’autres expertises m’avaient mené sur la plateforme pétrolière Cobo, alors en construction sur un yard à Fos-sur-Mer, la toiture du Grand Palais à Paris et celle du Parlement européen à Strasbourg, ou encore la Forme Joubert à Saint- Nazaire, celle que des commandos anglais avaient essayé de détruire pendant la seconde guerre mondiale. Enfin, et ce qui m’a fait connaître Kramer Levin, le centre de traitement des déchets de Chateldon (comme l’eau) avec un expert un peu lunaire qui s’étonnait de la présence de rats (des ‘‘surmulots’’ pour reprendre la formule récente d’une élue écologiste parisienne). Cette diversité de lieux et de rencontres est très enrichissante et fait le charme de notre profession. Et comme disait Pascal : ‘‘Il est bien plus beau de savoir quelque chose de tout que de savoir tout d’une chose ; cette universalité est la plus belle’’.
Emmanuel Daoud, associé, Vigo : « Sur le premier grand dossier de droit pénal boursier en France, Péchiney- Triangle, Édith Boizette, juge d’instruction en charge du dossier, était convaincue que notre cliente n’avait qu’une boîte aux lettres sur l’île d’Antigua, où avaient transité des ordres de virement et de paiement par l’une de ses succursales. J’ai donc été amené à faire un reportage photo pour le verser au dossier d’instruction dans la rue principale d’Antigua, photos où il apparaissait que la succursale occupait de vrais bâtiments, bien plus importants que ceux de la BNP, Société Générale, Amro Bank, etc. Déplacement éclair aux Antilles et dans d’excellentes conditions pour le jeune avocat que j’étais : bel avion, beau catamaran, bel hôtel et le soleil avec mon appareil photo en bandoulière ».
Jean-Marc Albiol, associé, Ogletree Deakins : « Il y a peu de temps, nous avons été missionnés pour assister un client travaillant dans le domaine aérien dans une négociation sociale à Papeete. Il va sans dire que nous avons longuement hésité, mais nous nous sommes résolus à accepter. Nous avons donc eu le plaisir d’assister le client, dans des négociations tendues mais toujours respectueuses, de concilier devant le tribunal du travail de Papeete, mais aussi de passer de très longues heures de négociations avec les représentants syndicaux et les salariés concernés sous l’ombre d’un « fare potee ». Un moment inoubliable dans une île, avec des gens riches de culture, fabuleux et adorables ».
Damien Colombié, associé, Lavoix : « J’ai répondu en urgence à un examinateur qui proposait, au cabinet, une solution pour délivrer un brevet, assis en plein Pékin, sur les marches du métro et sous les yeux étonnés de ses employés ».
Jean Tamalet, associé, King & Spalding : « En mars 2021, je suis à bord du SAM Simon, navire de la flotte de Sea Shepherd, au large du Golfe de Gascogne. Accompagné de deux retraités du GIGN, je dispense une formation sur les comportements à adopter en cas d’agression, en prévision d’une opération au large de l’Afrique de l’Ouest. Profitant de quelques rares fenêtres du Wi-Fi, je travaille régulièrement sur le pont à la rédaction d’un jeu de conclusions en vue d’une audience de droit pénal financier qui aura lieu dans quelques jours… ».
Jean-Emmanuel Skovron, associé, BDGS Associés : « J’ai travaillé partout. Dans des cabines téléphoniques improbables ; c’était avant les téléphones portables ; à la plage ou en forêt ; en haut d’une grande roue, au milieu des pistes ou à l’arrivée d’un remontepente ; au cinéma aussi, avec la luminosité réduite ; au restaurant, à l’insu de ma femme et de mes enfants, caché dans les toilettes ; à l’église, chez mes parents, mes amis et mes frères ; chez mes beaux-parents souvent, mais ça ne compte pas, je l’avais fait exprès. J’ai travaillé dans des trains, des avions, des voitures, parfois en conduisant, parfois garé au bord de la route et parfois dans le garage, simplement pour être tranquille. À la recherche du réseau, j’ai travaillé juché sur un muret, au beau milieu d’une place ou à l’angle nord de ce jardin public, seul endroit où passait la 4G. J’ai travaillé sous un soleil de plomb ou sous des trombes d’eau. J’ai travaillé en marchant et en courant ; assis, allongé, accroupi ; en mangeant aussi ; en pyjama, dans mon lit, dans mon bain et dans ma piscine. En revanche, je n’ai pas travaillé nu ; j’aurais bien voulu car c’était attendu. Mais non, ça n’a pas été. Ni en faisant l’amour. Je le laisse à d’autres. Mais je suis bel et bien tombé des nues ce jour où, au beau milieu de la Pampa, j’ai été appelé pour un call urgent. Est-ce insolite ? Même pas ! Que du banal en réalité. Était-ce nécessaire ? Pas sûr. En tout cas, je ne me souviens pas avoir sauvé une vie ; pas même un dossier … En fait, à bien y réfléchir, moi qui avais toujours télétravaillé comme Monsieur Jourdain faisait de la prose, je n’ai peut-être rien fait de plus insolite et, qui sait, de plus nécessaire, que de m’astreindre aujourd’hui à ne plus travailler que depuis mon bureau ».
Richard Milchior, associé, Herald : « En plein départ de la baie d’Halong, en juillet, pour aller à Hanoï, je reçois un coup de téléphone sur le BlackBerry de l’époque de la part d’un confrère qui trouvait nécessaire, voire urgent, de commenter et modifier le projet de conclusions que j’avais établi dans le cadre d’un dossier que nous défendions en commun. L’appel a duré jusqu’à l’arrivée à l’aéroport, puis a recommencé une fois les contrôles de police passés. Tous les Vietnamiens qui prenaient le même avion que moi voyaient cet occidental avec le téléphone collé à l’oreille en train de discuter jusqu’au moment où il finissait de monter les marches pour rentrer dans l’avion. Retour aux vacances, ouf ».
Martin Pradel, associé, Talma Dispute Resolution : « À l’occasion d’une procédure engagée au nom de victimes de faits de graves tortures, dont il était discuté qu’elles aient été ordonnées par le gouverneur de la capitale de République de Guinée, le tribunal délabré ne pouvait plus accueillir la foule, les fortes pluies de la saison passée ayant endommagé le bâtiment. C’est ainsi que les débats se sont engagés sous un arbre, un manguier, sous lequel chacun pouvait s’abriter en temps normal pour palabrer, mais qui devenait le temps d’une audience un palais de justice auquel l’avocat parisien n’est jamais certain de s’habituer. Dans le même élan, assistant à l’audience au cours de laquelle des militaires étaient poursuivis pour avoir assassiné un journaliste en République Démocratique du Congo, il a été pour moi insolite que l’audience se tienne dans l’immense prison de Makala, à Kinshasa, dans le lieu qui servait tout à la fois de cantine et de jardin d’enfants, les prisonniers et prisonnières étant souvent détenus avec leurs jeunes enfants. La tenue d’un procès, pour des faits si graves, dans un lieu décoré comme le sont les écoles maternelles, les accusés comparaissant en grand uniforme avec force médailles et galons dorés, m’a paru totalement décalée ».
Thierry Marembert, associé, Kiejman Marembert : « J’allais plaider en Savoie une affaire de coups et blessures entre un moniteur de ski et deux touristes, qui avaient eu le tort de se défendre et surtout d’être Géorgiens. Le moniteur était en tort mais c’était l’enfant du pays. J’avais donc dit à mes clients que la prudence commandait de faire profil bas sur le thème : ‘‘Monsieur le juge, c’est un affreux malentendu ; embrassons-nous Folleville et trinquons au dieu Génépi’’. Sauf qu’en guise de « profil bas », ils m’emmenèrent à Bonneville dans une Rolls Royce rose immatriculée à Monaco, conduite par deux armoires à glace, qui faisaient passer Dwayne Johnson pour une brindille. C’est dans cet attelage insolite que je révisais ma plaidoirie dont l’argument central n’était pas « nous sommes de fiers Géorgiens ; veuillez couper la tête à ce mécréant qui nous a tapé pour rien », mais « quel malentendu ; quel beau pays que le pays de Chamonix ». Je priais au moins pour qu’ils se garent loin du tribunal de Bonneville, mais ils décidèrent, en toute humilité, de se garer pile devant, ce qui fit de nous l’attraction de la sous-préfecture. Tout était-il perdu, fors l’honneur ? Que nenni ! Nous passâmes devant un juge de paix à l’ancienne, qui savait rendre justice et relaxa mes clients (c’est à ça que je reconnais un bon juge) et tira l’oreille au moniteur au bras leste. Moralité : quand un client vous balade dans sa Rolls Royce rose, au lieu de vous faire du mouron pendant tout le trajet : Profitez ! ».
Christophe Perchet, associé, Perchet Rontchevsky & Associés : « En 2014, représentant la Fondation Guggenheim dans un différend l’opposant aux descendants de Peggy Guggenheim sur les conditions de présentation de la collection de leur grand-mère, un rendez- vous m’avait été donné au musée de Venise, au bord du Grand Canal. M’y rendant en gondole, j’avais passé deux jours à comparer, passant d’une salle à l’autre et photos anciennes à l’appui, la façon dont étaient présentés les Kandinsky, les Picasso, les Pollock et autres mobiles de Calder. Il fut même question de visiter les caves du musée car le client avait à coeur de tout passer en revue ! ».
Christophe Bourdel, associé, Herald : « Une grande pollution a obligé à fermer l’annexe d’une mairie, victime d’odeurs d’hydrocarbures. Une expertise judiciaire a identifié une cuve percée dans une station- service qui aurait été la cause de cette pollution. J’ai donc endossé une combinaison, un casque et des chaussures, puis je suis descendu par le trou d’homme, avant de me retrouver dans la cuve et constater un trou parfaitement rond… L’expert d’assurance a refusé de descendre dans la cuve, j’ai été le seul avec l’expert judiciaire à aller vérifier son état intérieur ! ».
Frédéric Peltier, associé, Peltier Juvigny Marpeau & Associés : « C’était le 15 mars 2019, à l’Alpe d’Huez. Le soleil était radieux, mais comme souvent il fallait travailler sur un dossier urgent. Je relisais des conclusions dans un contentieux d’actionnaires. L’opposition à un article 145 du CPC. Une société en commandite qui depuis ne l’est plus, considérait que mon client était de concert avec un activiste … Un crime de lèse-majesté. Je défendais donc le criminel présumé innocent. À force de peaufiner des écritures, on en arrive parfois à faire des corrections un peu inutiles. J’y allais de ma rature, de mon mot bougé, de mon adjectif, de mon adverbe… Je me disais que, peutêtre, je devais m’arrêter. N’étais-je en train de corriger ce qui finalement n’était pas si mal… C’est alors que deux mouches se sont posées sur ma feuille dans une position qui m’a rappelé une expression populaire… La photo que j’ai prise de la situation est parfaitement parlante et, finalement, j’ai décidé que mes écritures étaient parfaites. J’ai pris le soleil avec un vin chaud. J’ai gagné devant le tribunal de commerce dans ce dossier où d’ailleurs l’associé gérant, qui avait pris la mouche, s’est finalement fait moucher… Quant à moi, je me suis dit qu’il ne faut pas faire dans ce métier ce que faisaient ces mouches ».
Bruno Robin, associé, FTPA : « Ma cliente, la Mutuelle du Médecin, dont je suis l’avocat depuis que j’ai prêté serment, en 1992, est propriétaire d’un immeuble situé au 4, rue Papillon dans le 10e arrondissement, sur (au sens propre du terme) le tracé souterrain du tunnel Eole, en cours de construction en 1995, reliant la gare St-Lazare à la gare du Nord. Je suis appelé pendant la nuit du vendredi 21 ou samedi 22 décembre 1995 par ma cliente, Madame Collona, sa directrice générale, toujours à ce poste aujourd’hui : ‘‘Maître, le rez-de-chaussée et la cour du 4, rue Papillon ont disparu dans le sol, laissant un cratère béant, et l’immeuble est suspendu en l’air sans assise. On ne sait pas s’il y a des gens dessous’’… Par miracle, le tripot avec salle de jeu clandestine en sous-sol, qui était encore en activité quelques jours plus tôt, venait d’être expulsé… En réalité, le tunnelier Martine venait de percuter, à 60 mètres sous terre, un fontis (poche de gypse en dissolution, comme un comprimé Upsa), faisant remonter, par l’effet sablier, une énorme bulle d’air aspirant le volume équivalent de terre jusqu’à arriver en surface. Des camions-toupies de béton, escortés de motards, toutes sirènes hurlantes, déversèrent toute la nuit et quasiment jusqu’au jour de Noël, leur béton dans le trou insatiable. Les charpentiers de Paris travaillèrent, eux aussi, nuit et jour pour construire à la hâte une colonne vertébrale en bois en charpente, afin de soutenir l’immeuble avant qu’il ne s’affaisse à son tour dans le trou béant. Le chantier Eole venait de s’arrêter pour un an. Madame Colonna et moi-même avons exigé d’accompagner l’expert Michel Adam, commis dans l’instant, jusqu’au fond du trou et nous voilà, descendant avec des casques de minotiers, éclairés par leurs petites lampes, par un puits de chantier jusqu’à 60 mètres sous terre pour nous trouver soudain nez à nez, ou plutôt nez à arrière-train, avec Martine, surnom donnée au tunnelier empêtré sous les gravats du fontis qu’il venait de pénétrer. Ce fût un lieu pour le moins insolite pour ce qui fût ma première expertise en tant qu’avocat… ».