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Les dessous d’une censure constitutionnelle

Par Ondine Delaunay

Quoi que puissent en dire aujourd’hui les juristes d’entreprise, la douche a tout de même été un peu froide le soir du 16 novembre dernier, lorsque la décision n° 2023-855 du Conseil constitutionnel sur l’examen de la loi d’orientation et de programmation du ministère de la Justice 2023-2027 est parue. La confidentialité ne sera pas donnée aux juristes d’entreprise en 2023. Mais la bataille vient de reprendre.

La nuit commençait à tomber sur Paris, ce 16 novembre dernier. Elle douchait les espoirs des fervents défenseurs de la confidentialité des avis des juristes d’entreprise. L’article 49 de la loi dite « justice » est censuré par le Conseil constitutionnel, considérant cette disposition comme un cavalier législatif. Jean-Philippe Gille, président de l’AFJE, avait immédiatement répondu à l’appel de la rédaction. « C’était un risque qu’il fallait prendre pour disposer d’un texte de référence dûment voté, ce qui a été réalisé », nous indiquait-il avant de glisser que ce n’est pas la fin de l’histoire, le combat continue.

Mais que s’est-il vraiment passé ? Le travail parlementaire avait pourtant été efficace, le gouvernement s’était impliqué, aussi bien au niveau de la Chancellerie1 que de Matignon, et les trois grandes associations de juristes avaient, de manière inédite, parlé d’une même voix2.

Le sénateur Hervé Marseille avait introduit le fameux amendement n° 212 le 5 juin dernier, admis recevable par la commission des lois de la chambre basse. Il avait ensuite été envoyé à l’Assemblée nationale, avant d’être temporairement retiré par Éric Dupond-Moretti pour que le texte soit retravaillé en commission des lois et que des propositions d’améliorations soient discutées et introduites. Une fois passé devant la commission mixte paritaire (CMP), l’amendement avait finalement été adopté le 5 octobre. « Les conditions d’examen de cette disposition sont exemplaires de la qualité du travail parlementaire », avaient constaté les associations de juristes. Le peuple a parlé. Dont acte.

Mais c’était sans compter la saisine du Conseil constitutionnel par 60 députés de La France Insoumise suivie par la censure du Conseil constitutionnel, intervenue le 16 novembre.

Les langues se délient

« Le Conseil constitutionnel censure comme “cavalier législatif”, après avoir soulevé cette question d’office, des dispositions introduites par amendement dans la loi ordinaire déférée, concernant les conditions dans lesquelles est assurée la confidentialité des consultations juridiques réalisées par un juriste d’entreprise », est-il laconiquement rédigé par les Sages, qui censurent les dispositions comme adoptées en méconnaissance de l’article 45 de la Constitution. « C’est incompréhensible comme argument, nous glisse-t-on. Comment reprocher au Parlement d’amender lui-même un texte qui porte sur la justice et apporte des précisions sur ce qui est possible d’être saisi par les enquêteurs ? C’est une façon de renier le droit d’amendement du Parlement ! » Avec l’exemplarité qui le caractérise, le professeur Pierre-Yves Gautier a eu le courage de critiquer, dans un article publié dans le Recueil Dalloz3, cette censure sur le fondement de l’article 45 rappelant que le dépôt d’amendement est possible « dès lors qu’il présente un lien, même indirect, avec le texte déposé ou transmis ». Il rappelle que l’un des objets du texte était d’examiner diverses dispositions sur les perquisitions et sur l’augmentation des moyens d’enquête concernant les avocats. « On peut raisonnablement se demander (…) s’il n’existait pas un lien “indirect” entre la situation faite aux juristes et la nouvelle réglementation sur l’enquête, dont celle concernant des personnes jouissant du secret professionnel », interroge le professeur. Et de poursuivre : « Il n’est pas normal de sanctionner ainsi “indirectement” une profession utile à la Nation et insuffisamment considérée, elle devra de ce fait obtenir qu’un nouveau texte soit proposé et probablement se heurter à de nouvelles hostilités des Puissants de ce monde, sur le pouvoir desquels on ne se penche guère, par contraste, sauf pour l’accroître, que ce soit dans les phases d’instruction ou de jugement, avec de spectaculaires sanctions ». Tout est dit.

Car sur la base de cet article, les langues se délient doucement. Les « Puissants de ce monde » auraient agi discrètement, à tous les stades d’examen du texte. Pour s’en convaincre, il suffit de lire la saisine des députés de La France Insoumise qui servait uniquement, en réalité, la voix des autorités administratives indépendantes : « Si le législateur est compétent pour organiser les conditions d’exercice de la liberté d’entreprise, ces conditions ne peuvent être contraires à l’ordre public économique et ne peuvent limiter de manière excessive le pouvoir de régulation des autorités indépendantes telles que l’Autorité de la concurrence, l’Autorité de contrôle prudentiel et de résolution, ou encore l’Autorité des marchés financiers ». Selon les informations de la rédaction, l’Autorité de la concurrence aurait également tenté de faire introduire des amendements par des sénateurs, juste avant le vote de la CMP, ces changements n’ayant finalement pas été insérés grâce à un travail efficace des juristes, soutenus par le barreau d’affaires parisien, dont beaucoup de membres se sont enfin officiellement positionnés en faveur de la réforme.

Le combat continue

La censure constitutionnelle, de pure forme, n’a pas échappé à l’œil avisé des parlementaires. Le sénateur Louis Vogel a enregistré, dès le 17 novembre, une proposition de loi visant à garantir la confidentialité des consultations des juristes d’entreprise. Le texte a été déposé le 9 décembre dernier, et ainsi rendu public. Il reprend celui de la CMP, qui a donc déjà été voté par les deux chambres et représente ainsi le fruit du compromis politique d’aujourd’hui. Bien sûr, les opposants sont déjà en ordre de marche pour limiter l’effet du texte. Une nouvelle bataille s’annonce entre les défenseurs de la souveraineté économique de notre pays et ses opposants. À une différence de taille avec la précédente : cette fois, le sujet aura bien un lien direct avec la loi qui le porte. ν

Notes

(1) La Chancellerie s’engage en faveur de la confidentialité des avis des juristes, in LJA, 27 février 2023.

(2) Le principe de confidentialité n’appartient pas aux juristes, in LJA magazine, septembre-octobre 2023.

(3) Méthodes d’interprétation de la Constitution : les juristes d’entreprise victimes de l’excès de formalisme en matière de cavaliers législatifs, in Recueil Dalloz, 30 novembre 2023.