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L’enquête interne, outil majeur de réponse aux risques

Par LA LETTRE DES JURISTES D'AFFAIRES

Jeudi 10 avril 2025 a eu lieu la 10e édition du Global anticorruption & compliance summit (GACS), traditionnel rendez-vous des praticiens du secteur. Cette édition anniversaire a fait le plein, avec 420 inscrits, un record, et des intervenants de haut niveau. Focus sur le sujet des enquêtes internes.

La première table ronde du matin rassemblait Vincent Filhol, ancien procureur au sein du PNF et désormais avocat of counsel chez Stephenson Harwood, Uriel Goldberg, qui a également été expert auprès du PNF et qui est désormais associé forensic chez Finexsi, Géraldine Hivert de Grandi, directrice juridique chez Thalès, Olivier Catherine, secrétaire général de Sonepar et Laurence Ballone-Burini, directrice juridique du groupe Eiffage construction, qui se sont d’abord interrogés sur la nature et la finalité des enquêtes internes. Insistant sur leur hétérogénéité, puisqu’elles peuvent intervenir dans des domaines très différents, en matière sociale, de corruption, de conformité ou autre ; ils ont tenté une définition : « une investigation menée pour rechercher des infractions à des normes internes ou externes », sont-ils convenus, s’accordant également sur le fait que leur architecture était fonction du signalement qui les déclenchait. Les intervenants ont ensuite évoqué le cadre normatif, principalement la loi Sapin 2, qui a posé les choses, réglementant les signalements et rendant l’enquête interne obligatoire dans certains cas.

Soigner la gouvernance
des enquêtes internes

Sur le terrain, les intervenants recommandent aux praticiens de garder à l’esprit qu’une enquête interne, qui peut être le prélude à une enquête réalisée par une autorité de poursuite, doit être menée avec soin et précaution. L’objectif de l’enquête interne est de qualifier juridiquement les faits signalés, mais aussi de mettre en place des correctifs, ce qui n’est pas encore très clair pour les entreprises, qui se demandent parfois si elles doivent modifier leurs procédures ou prendre des sanctions et de quelle façon. Il est rappelé que dans la culture anglo-saxonne, les enquêtes internes sont un « must have », un passage obligé dans le cadre d’une investigation par une autorité, qui doit s’accompagner d’une attitude proactive de la part de l’entreprise. Elles doivent donc être menées de façon rigoureuse et respecter les grands principes comme la confidentialité, la présomption d’innocence. Les investigations doivent être conduites de façon impartiale, à charge et à décharge. La clé, selon les participants, est de donner de la crédibilité et de la confiance. Ils donnent également quelques conseils pratiques. Ainsi, si l’enquête est menée par des collaborateurs de l’entreprise, ils ne doivent pas se prendre pour des enquêteurs. Il est toujours bon d’être en équipe, mais pas trop nombreux et d’éviter la présence d’un supérieur hiérarchique qui pourrait prendre l’ascendant. En fonction du sujet, il faut panacher les compétences, en intégrant des personnes avec des compétence en RH, en data-analyse, un juriste, etc…Les participants pointent certains impensés : est-il possible dans ce cadre de siphonner des messageries entières, fussent-elles professionnelles ? Les personnes mises en cause ont-elles droit au contradictoire, quelles répercussions sur leur carrière au sein de l’entreprise ? Quel feedback donner au lanceur d’alerte ? D’aucuns estiment que le recours à un cabinet d’avocat peut-être une option intéressante pour garantir l’objectivité de l’enquête et lui conférer une forme de solennité. « Si une enquête mal menée ou qui fuite dans la presse est un risque réputationnel, il est également préjudiciable de ne pas faire d’enquête interne », résume un intervenant.

Exploiter le résultat des enquêtes et des CJIP

Un autre atelier a permis d’aborder l’enquête interne sous l’angle de l’exploitation par l’entreprise de la documentation dont elle dispose pour améliorer la prévention et la gestion de ses risques. Pour en discuter, quatre speakers de choix : Bolly Phum, adjoint à la cheffe du département de contrôle des acteurs économiques de l’Agence française anticorruption (AFA), François Gassmann, responsable conformité d’une société prestataire de services d’investissements, Elisabeth Bearzatto, directrice juridique et éthique de Kaefer et Renaud Jaune, senior counsel de Baker McKenzie.

L’AFA et toutes les autorités de régulation recommandent de prendre en compte les résultats des alertes, des enquêtes internes et des contentieux dans la cartographie des risques et les instruments de prévention de la corruption. Or l’AFA a été particulièrement prolixe ces derniers mois sur l’analyse des condamnations pénales en matière d’atteinte à la probité. À l’occasion de la journée internationale de lutte contre la corruption, elle a publié une centaine de chroniques de jurisprudences inédites et une étude portant sur 504 décisions de justice rendues en 2021 et 2022. Des documents qui offrent une photographie du fait corruptif en France tel qu’il apparaît devant les tribunaux, et qui permettent aux entreprises de mieux l’identifier, le comprendre, l’analyser et donc le prévenir. Quatre principaux éléments ressortent de cette analyse : d’abord la prédominance de l’infraction de corruption, qu’elle soit active ou passive, parmi l’ensemble des six infractions d’atteinte à la probité. Ces dernières concernent aussi bien le secteur public que privé, avec une prépondérance d’infractions liées à des événements locaux dans le premier cas et une prédominance des affaires dans le secteur de la construction dans le second. S’agissant de la répartition géographique, les zones du sud (Corse, région PACA) sont plus concernées que le reste du territoire. Enfin les interconnexions se font jour entre les secteurs public et privé au sein des affaires.

Il est donc recommandé aux entreprises d’exploiter la documentation à leur disposition, et notamment de lire attentivement les CJIP publiées qui regorgent d’informations sur les schémas de corruption, pour ensuite vérifier dans leur organisation si le risque pourrait se matérialiser en interne. En d’autres termes, il convient de réagir à l’information disponible et pas simplement la stocker.

Le sujet du droit à l’oubli a été longtemps abordé par les participants, car il est vrai que la convention judiciaire signée avec les autorités fait l’objet d’une publicité sur les sites du ministère de la Justice et du ministère du Budget. Or cette exploitation médiatique peut entraîner une perte de confiance des parties prenantes de l’entreprise, voire une insécurité sur les contrats en cours. Au-delà de la sanction financière, le coût de la CJIP est donc important pour l’entreprise, notamment du point de vue réputationnel sur l’ensemble de sa chaîne de valeurs. « La CNIL reconnaît un droit à l’oubli pour les personnes morales. Mais qu’en est-il de l’AFA ? », a-t-on entendu. À date, le législateur n’a pas prévu de retrait de la publication sur les sites, même lorsque l’action publique est éteinte. Si les speakers ont incité le Parlement à remédier à cette lacune, certains ont tout de même évoqué la possibilité pour l’entreprise de transformer la signature de la CJIP et le monitoring qui s’en suit en un levier d’opportunité. Une entreprise peut très bien communiquer à ses parties prenantes les efforts qu’elle a fait, le programme qu’elle a suivi et la certification de ces process internes qui a été obtenue. Une forme de marketing post-CJIP.

L’IA, outil d’enquête interne

Un panel, composé de Cyril Naudin et Thomas Sely, de FTI Consulting, ainsi que de Jacques Sudre, chief compliance officer de la Banque Postale, Jérôme Simon, premier vice-procureur financier au PNF, Philippe Mettoux, directeur juridique du groupe SNCF et Pascale Chancel, directrice juridique conformité et concurrence au sein du groupe Bouygues, ont analysé les avantages et les risques du recours à l’IA dans le cadre des enquêtes internes. Les intervenants se sont accordés sur le fait que l’IA doit, bien évidemment, rester un outil, mais peut faire gagner un temps considérable pour rechercher des preuves dans une masse de données non-structurées. « Un investigateur humain examine 50 mails par heure, alors que l’IA peut en examiner 50 par minute », a lancé quelqu’un. Par ailleurs, les processus de common law de discovery qui sont le terrain privilégié de l’IA, influencent cette tendance au point que le procureur européen Frédéric Baab estime que l’application de l’intelligence artificielle aux enquêtes pénales est un enjeu d’avenir majeur, notamment concernant les enquêtes économiques et financières où il n’existe pas de preuve parfaite et où seul un faisceau d’indices établit l’infraction. Si d’aucuns estiment cependant que compte-tenu de la rareté des enquêtes internes, l’IA a du mal à donner sa pleine mesure, d’autres mettent en garde sur la nécessaire vérification de la fiabilité des données que la machine va examiner. La recevabilité en justice des résultats des enquêtes internes est également à ce prix. Il faut pouvoir écarter toute preuve déloyale, éviter les biais et les hallucinations et démontrer la chaîne logique qui a conduit l’IA au résultat obtenu, autrement dit, décrypter l’algorithme. T

La rédaction

L’avenir de l’Europe de la compliance dans le contexte géopolitique actuel

Pour terminer la matinée, les débats se sont ensuite portés sur un sujet du moment qui était d’ailleurs très attendu du point de vue des professionnels du droit au regard de l’actualité de ces derniers mois. Absence de réel consensus sur les « règles du jeu » international, tensions extrêmes dans la conduite des relations commerciales, évolution des nations européennes s’agissant de la stratégie à mettre en œuvre face aux désordres mondiaux... Au regard de la politique extérieure de la Chine et des États-Unis, l’Europe de la compliance a-t-elle toujours un avenir, ou le mode contemporain évolue-t-il vers une conception à géométrie variable de la régulation et de la conformité ? Vaste question à laquelle ont brillamment tenté de répondre Fabien Ganivet et Aurélie Ercoli, de DLA Piper, Camélia Gardot, directrice de la conformité de Hertz, Alexandre Menais, group general counsel de L’Oréal, Éric Ouzilleau, VP audit, risk and compliance de Manitou Group, et Emmanuel Rollin, directeur juridique, conformité & risques du groupe Colas.

En dépit de l’agitation mondiale, les intervenants sont d’accord pour ne pas conclure à une dérégulation de la lutte anticorruption. Même aux États-Unis, des lois autres que le FCPA peuvent être utilisées par les autorités pour poursuivre les infractions d’atteinte à la probité, notamment. Et la relâche du FCPA ne concerne que les groupes américains. « L’Europe doit se reprendre et assumer sa puissance, donner le ton au niveau international sur les sujets de compliance », a-t-il été lancé. « La conformité est une arme pour prévenir le risque, mais aussi pour déstabiliser les États et les puissances étrangères, a-t-il été ajouté. Ne soyons pas naïfs et servons-nous de la compliance comme les Américains l’ont conçue ». L’Europe de la compliance est donc un impératif absolu.