Legal privilege : le modèle belge ne correspond pas au projet français
L’Institut des juristes d’entreprises (IJE) et les Ordres français et néerlandais des avocats des barreaux de Bruxelles organisent conjointement, ce vendredi 22 mars, un séminaire sur la collaboration entre les avocats et les juristes d’entreprise. L’occasion pour Herman Van Hecke, vice-président de l’IJE, et Jean-Philippe Gille, président de l’AFJE, d’échanger avec la LJA sur les contours du legal privilege belge et son utilisation en pratique, mais aussi de mettre en lumière le caractère innovant du legal privilege à la française, différent du modèle belge de profession réglementée.
La France connaît actuellement des débats sur la reconnaissance d’un privilège de confidentialité
sur les avis des juristes d’entreprise. La Belgique les a vécus il y a 30 ans. Comment les négociations s’étaient alors déroulées ?
Herman Van Hecke : Une proposition de loi visant à conférer aux juristes d’entreprise un privilège de confidentialité sur leurs avis a été débattue au sein du Sénat belge entre 1995 et 1996, puis de nouveau entre 1998 et 1999. Nous avons alors eu des débats avec les barreaux francophones et néerlandais quasi-similaires à ceux que la France connaît actuellement, avec des déclarations des procureurs généraux nous suspectant de vouloir agir comme des ingénieurs de montages frauduleux, notamment d’un point de vue fiscal. Cette proposition de loi soulevait également la principale opposition des avocats qui soutenaient, entre autres, que le secret professionnel pour les juristes d’entreprise entraverait les enquêtes sur la criminalité financière ou fiscale, voire organisée ; ce qu’ils n’ont pas dit, c’est que cette position s’expliquait surtout par leur crainte de la perte de leur marché exclusif.
Après de nombreuses discussions la loi a finalement été promulguée le 1er mars 2000, conférant une confidentialité des avis des juristes. Dans un arrêt en date du 5 mars 2013, dans l’affaire Belgacom1, la cour d’appel de Bruxelles a ensuite affirmé l’opposabilité de la confidentialité de nos avis sur la base de l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’Homme (protection de la vie privée).
Ce lien avec les droits fondamentaux de la défense est intéressant. La confidentialité des avis des juristes s’en est-elle trouvée renforcée ?
Herman Van Hecke : Jusqu’à cet arrêt Belgacom, les juges d’instruction ou les magistrats du parquet se réservaient parfois le droit de lever la confidentialité des avis dans le cadre d’une poursuite pénale. Il nous fallait donc réagir. Nous nous sommes référés aux textes européens et notamment aux considérants 9 et 10 de la quatrième directive sur le blanchiment de capitaux, qui prévoit expressément que les conseils juridiques d’un prestataire de services professionnels méritent d’être protégés par le secret professionnel. Nous nous sommes ensuite appuyés sur une réponse de notre ministre des Finances à une question parlementaire pour savoir si un juriste d’entreprise était également couvert par l’application de cette disposition. Il a répondu positivement, devant le Parlement2. L’exercice d’une assistance juridique confidentielle par le juriste d’entreprise se trouvait donc désormais protégé par les droits fondamentaux, au travers des articles 8 (respect de la vie privée) et 6 (droit à un procès équitable) de la Convention européenne des droits de l’homme.
La loi du 9 mars 2023 a entériné cette position et lié notre confidentialité aux droits fondamentaux de la défense en prévoyant notre compétence pour donner des avis sur la position juridique de notre entreprise dans le cadre d’un litige. C’est ce qu’on appelle le litigation privilege.
Jean-Philippe Gille : La France fait face à une situation de vide juridique qui est incompatible avec l’État de droit d’une démocratie au sens des textes fondamentaux français et européens. Ce constat avait d’ailleurs été fait durant les États Généraux de la justice. Les associations professionnelles l’ont ensuite rappelé maintes fois, et notamment à l’occasion de leur contribution au Conseil constitutionnel. Aujourd’hui, le constat s’impose que l’État ne garantit pas aux entreprises françaises une protection pourtant fondée sur les principes les plus élevés de notre système juridique. C’est la raison pour laquelle la Chancellerie a porté ce projet dans l’optique de rétablir le droit et de renforcer la souveraineté juridique et économique de notre pays. Au moment où le législateur impose aux entreprises la mise en place de programmes de conformité robustes, et où l’instrumentalisation de l’extraterritorialité des normes juridiques est, hélas, une réalité, la protection des diagnostics établis par les juristes d’entreprise est essentielle.
Le rapport Gauvain avait émis des doutes sur l’efficacité du legal privilege belge face aux enquêteurs anglo-saxons. Qu’en est-il ?
Herman Van Hecke : Selon mon expérience de juriste d’entreprise exerçant dans une banque européenne, avec un réseau international, je n’ai jamais connu de difficulté quant à l’opposabilité de notre legal privilege face aux juridictions anglo-saxonnes, et dans le cadre de procédures civiles aux États-Unis. Notre confidentialité est basée sur une loi nationale qui ne peut être écartée. J’ajoute qu’elle est également encadrée par un ordre professionnel. Dans notre cas, il s’agit d’un institut d’ordre public, qui est doté d’une déontologie et d’une instance disciplinaire propre ayant le pouvoir de reconnaître cette confidentialité et de sanctionner les abus le cas échéant. Ses décisions disciplinaires sont susceptibles d’appel et même de pourvoi.
À mon avis, cette absence d’ordre permettant de contrôler et certifier la confidentialité pourrait d’ailleurs constituer un point faible de la proposition de loi en France. C’est une réflexion qu’il faudrait encore affiner car je ne pense pas que la loi adoptée puisse suffire, elle seule, à s’opposer aux enquêteurs étrangers et notamment aux Américains.
Jean-Philippe Gille : Les Belges sont allés plus loin que nous et ont pris l’option de la création d’une profession réglementée, ce qui n’est pas le projet français. Cette exception culturelle française est une solution d’équilibre qui a été votée à l’automne dernier. Elle ne prévoit pas de création d’un ordre. La régulation sera donc opérée par le juge sur la base de la loi. C’est un contrôle on ne peut plus rigoureux et rassurant, notamment aux yeux des autorités étrangères de poursuite.
La loi d’octobre dernier prévoyait néanmoins la mise en place d’une déontologie, que l’on ne retrouve malheureusement pas dans la proposition de loi qui a été présentée en février 2024. Pourtant le référentiel de déontologie (par exemple édicté par la Chancellerie) est une garantie utile. Les juristes d’entreprise ont d’ailleurs depuis longtemps une déontologie. Que celle-ci soit reprise et adaptée par le Chancellerie, puis contrôlée par le juge, ne constitue pas une profession réglementée. La protection envisagée s’attache à la consultation, pas à la personne du juriste. Au surplus, le juriste ne conseille que l’entreprise où il exerce comme il le fait depuis l’origine. Le conseil aux dirigeants et aux salariés à titre personnel, la défense de ceux-ci, ou encore le conseil à l’extérieur de l’entreprise demeure le marché de l’avocat. Il n’y a donc aucune atteinte à leur profession, ni à leur marché. Au contraire, il s’agit de renforcer la protection de leurs clients. Nous travaillons quotidiennement avec les avocats et nous avons développé dans certaines régions, notamment dans les Hauts-de-France, des opérations par lesquelles nous mettons en avant le talent des avocats. Soyons forts ensemble.
Quel est aujourd’hui le périmètre du privilège de confidentialité belge ?
Herman Van Hecke : D’abord pour pouvoir bénéficier du legal privilege, il faut être membre de l’Institut des juristes d’entreprise (l’IBJ-IJE). Il doit s’agir d’un avis juridique donné dans le cadre de la relation du juriste salarié (et depuis peu pour certaines catégories de juristes indépendants) avec son employeur. La loi du 9 mars 2023 prévoit que la confidentialité couvre l’avis juridique et donc aussi l’avis relatif à l’évaluation de la situation juridique de l’entreprise en tant que tel, la demande d’avis, la correspondance interne au sujet de la demande, les projets d’avis et les documents préparatoires à l’avis.
Même si ce n’est pas obligatoire, à l’ère du digital, les saisies informatiques sont massives et il nous semble donc essentiel de prévenir les risques de consultations de la part des enquêteurs en indiquant la mention « confidentialité de l’avis en application de la loi du 1er mars 2000 ». C’est une sorte de clignotant pour les prévenir de ne pas accéder au document. Mais attention, ce n’est pas un secret absolu comparable à celui de l’avocat. Tout ne peut pas être protégé, il s’agit d’une confidentialité in rem.
Le texte français prévoit aujourd’hui que seules les instances de direction ou de contrôle de l’entreprise puissent être destinataires d’une consultation. C’est réducteur car, dans notre pratique quotidienne, tous nos avis ne sont pas uniquement destinés au top management. Nous émettons des avis à des niveaux intermédiaires, car le droit infuse toute l’entreprise.
Jean-Philippe Gille : Le périmètre du projet français est effectivement plus restreint que celui de la loi belge, qui conserve donc un avantage compétitif indéniable. D’abord parce que notre réforme exclut la confidentialité des avis dans le cadre d’enquêtes pénales et fiscales. Elle ne sera applicable que dans les dossiers civils, commerciaux et administratifs. Ensuite, la confidentialité ne vise que la consultation, sans précision concernant la demande et les pièces préparatoires. La nouvelle loi belge de mars 2023, sur la base des enseignements de la jurisprudence, a précisé utilement ce point.
S’agissant des destinataires, l’option prise par les parlementaires français vise à cantonner le rôle du juriste à un consultant du dirigeant ou des instances de contrôle. Il est important de retenir que la solution française, est soucieuse de préserver un équilibre fondé sur le respect du régalien (exclusion du pénal et du fiscal), la protection des entreprises (en protégeant les consultations en matière civile, commerciale et administrative) pour leur permettre de faire jeu égal avec leurs compétiteurs et développer la conformité. Le texte ne crée pas d’ordre des juristes d’entreprise et cantonne l’exercice du droit au sein de celle-ci, dans le respect de la profession d’avocat. Enfin, les dispositions de levées de la confidentialité permettent aux autorités de contrôle et aux juges de réaliser leur mission dans le respect de l’État de droit.
En comparaison du système belge, cette réforme n’est pas le « tsunami » que certains s’ingénient à mettre en avant pour retarder une avancée inéluctable. Il n’est en effet pas possible de se prétendre un État de droit moderne et refuser la protection de la confidentialité des avis juridiques établis par les juristes internes. À l’heure où en Belgique, les avocats et les juristes d’entreprise travaillent à leurs échanges et à leur synergie économique, nous souhaitons qu’il en soit de même. Une filière forte du droit en France sera un atout pour tous ses acteurs et notamment les générations futures.
Le Parlement a d’ailleurs voté la loi, laquelle a été invalidée pour un motif de pure forme. Il s’agit en réalité de parachever. T
Ondine Delaunay
Notes
(1) Bruxelles, 5 mars 2013, n° F-20130305-3, RG 2011/MR/3
(2) « L’article 440 du code judiciaire prévoit un monopole de plaidoirie pour les avocats. La représentation liée à une procédure demeure le privilège de l’avocat. Cette disposition s’applique également aux conseils relatifs à la manière de lancer ou d’éviter une telle procédure. Cette dernière fonction de conseil peut évidemment être assurée également par un juriste d’entreprise, un comptable, un expert-comptable ou un autre conseiller ». Doc. parl., Chambre, 2016- 2017, Doc54, no 2566/3, p. 11.
H. Van Hecke
J.-P. Gille
En comparaison du système belge, cette réforme n’est pas le « tsunami » que certains s’ingénient à mettre en avant pour retarder une avancée inéluctable.