Le régime de la responsabilité civile face aux enjeux du monde moderne
Face à l’innovation technologique toujours plus surprenante, la régulation est presque systématiquement en retard. Plusieurs experts de la sécurité informatique ont ainsi récemment dénoncé, dans une tribune au « Monde », que l’Artificial Intelligence Act de l’Union européenne semble déjà démuni face à l’irruption du robot conversationnel ChatGPT.1 Qu’en est-il en droit français ? Comment adapter le régime de responsabilité aux enjeux des avancées technologiques ?
Quels sont les enjeux actuels qui pourraient rendre nécessaire une adaptation, voire une réforme, du régime de la responsabilité civile existant ?
Les termes choisis par le législateur en 1804 pour poser le principe de la responsabilité civile semblent inébranlables : « Tout fait quelconque de l’homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer ». Mais qu’en est-il lorsqu’il ne s’agit plus de réparer un dommage causé à autrui mais celui causé à la nature, à une forêt, à une espèce en voie de disparition ? Lorsque ce n’est pas le fait de l’homme qu’il convient de sanctionner mais celui d’une voiture autonome, ou d’un outil conversationnel type ChatGPT ? Qui du radiologue ou de la machine auto-apprenante l’ayant assisté doit être tenu responsable d’un mauvais diagnostic médical ayant aggravé le sort du patient ? Une ONG peut-elle valablement revendiquer la réparation d’un préjudice causé par la surconsommation de plastiques d’une entreprise ? Une telle surconsommation peut-elle être sanctionnée sur le fondement de l’actuel article 1240 du code civil, au titre d’un éventuel « devoir général de vigilance » ? Le régime de la responsabilité civile se trouve ainsi au coeur d’interrogations résultant de mutations contemporaines majeures.
Un certain nombre d’évolutions ont déjà été consacrées dans le code civil. Faut-il considérer qu’elles sont insuffisantes ?
Depuis 1804, le régime de la responsabilité civile a effectivement connu un certain nombre d’évolutions, faisant de ce dernier un régime susceptible de saisir, au moins en partie, la complexité des enjeux en question. En matière environnementale, l’évolution la plus significative est la consécration, en 20162, dans le code civil, du préjudice écologique, défini comme « une atteinte non négligeable aux éléments et aux fonctions des écosystèmes ou aux bénéfices collectifs tirés par l’homme de l’environnement », dérogeant ainsi à l’exigence du caractère personnel du préjudice réparable. Concernant l’intelligence artificielle (« IA »), il n’y pas encore de texte spécifique mais certains outils bien connus pourraient trouver à s’appliquer. Ainsi, construit autour de la notion de défectuosité renvoyant à l’absence de « sécurité à laquelle on peut légitimement s’attendre », le régime spécial des produits défectueux issu de la directive européenne de 19853 pourrait être pertinent. Un tel régime pourrait néanmoins s’avérer insuffisant, compte tenu de la possibilité pour les fabricants de se mettre à l’abri en prouvant que « l’état des connaissances scientifiques et techniques, au moment où il a mis le produit en circulation, n’a pas permis de déceler l’existence du défaut ». Or, plus la machine est performante et susceptible d’un certain pouvoir d’émancipation, plus ladite cause d’exonération est susceptible de s’appliquer. Enfin, aucune des évolutions constatées ne répond à ce qui apparaît comme l’obstacle le plus important à l’engagement de la responsabilité du système d’IA ou du responsable de l’atteinte environnementale, à savoir, la preuve du lien de causalité.
S’agissant justement du lien de causalité, c’est une condition indispensable de la responsabilité civile. Quelles pourraient être les pistes à explorer ?
L’appréciation du lien de causalité relève de l’appréciation souveraine des juges qui, de manière générale, retiennent la causalité à partir du moment où le fait en question a contribué de manière « significative » à la réalisation du dommage. Cette appréciation est plus compliquée en présence d’un dommage multifactoriel et diffus, comme une pollution, ou encore en présence d’une cause opaque, comme le comportement d’une machine intelligente, dotée d’une capacité d’action propre. Il y a alors à craindre que le juge recherche une certaine vérité scientifique qui ne correspond pas à la causalité juridique. Une première piste serait d’inciter les juges à faire preuve d’audace, pour s’en tenir à un niveau de preuve raisonnable, par le biais notamment de l’article 1382 du code civil invitant le juge à trancher au regard de présomptions « graves, précises et concordantes ». Une seconde piste est celle de l’intervention du législateur pour consacrer des présomptions légales de lien de causalité : c’est l’orientation prise par deux propositions de directives européennes visant à adapter les règles de la responsabilité civile à l’ère du numérique, la première ambitionnant de moderniser la responsabilité du fait des produits défectueux4, la seconde réalisant une adaptation des régimes nationaux de responsabilité civile au domaine de l’IA, afin de faciliter la réparation des victimes.
De manière générale, quelle est la place de la prévention et du juge pour répondre à ces nouveaux enjeux ?
La tendance actuelle est, en effet, de responsabiliser les différents acteurs en leur imposant des obligations de prévention. En matière d’IA, une proposition de règlement, dit « AI Act », a été publiée le 21 avril 20216 en faveur de la responsabilisation des acteurs selon une approche graduée allant de l’interdiction du système d’IA en question à un simple examen de conformité. En matière environnementale, la prévention est de mise. Depuis 2016, l’article 1252 du code civil permet au juge, « indépendamment de la réparation du préjudice écologique », de prescrire les mesures raisonnables propres à prévenir ou faire cesser le dommage. Ainsi, dans l’Affaire du siècle, la France a notamment été condamnée par le tribunal administratif de Paris à adopter des mesures visant à compenser le dépassement du plafond des émissions de gaz à effet de serre fixé par le premier budget carbone pour la période 2015-20187. Surtout, une étape importante a été franchie en France avec la loi sur le devoir de vigilance8, qui instaure, dans le code de commerce, de nouvelles obligations à l’égard des sociétés les plus importantes, ces dernières devant établir et mettre en oeuvre de manière effective un plan de vigilance propre « à identifier les risques et à prévenir les atteintes graves envers […] l’environnement »9. Véritable outil de prévention, le texte autorise les associations à agir pour enjoindre ladite société de respecter ces obligations sous le contrôle du juge10. Mais cette dernière évolution n’est pas satisfaisante en raison de l’absence de décrets d’application, comme en témoigne la très attendue première décision sur le devoir de vigilance rendue le 28 février dernier par le tribunal judiciaire de Paris11. En effet, cette décision est un véritable plaidoyer contre le déséquilibre existant entre le caractère « monumental » des objectifs légaux de protection de l’environnement et le flou entourant les mesures de vigilance à mettre en oeuvre pour les atteindre et donc à l’aune desquelles doit s’apprécier l’éventuelle responsabilité des opérateurs, laissant le juge au milieu du gué…