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Le Grenelle du droit donne le cap pour l’avenir

Par La rédaction

La cinquième édition du Grenelle du droit, organisé par l’AFJE et le Cercle Montesquieu, a eu lieu le 12 juin dernier dans les locaux du campus Port-Royal de l’université Paris I. Un peu plus de 500 professionnels du droit s’étaient inscrits pour venir participer à une réflexion collective visant à façonner un avenir plus juste et responsable.

Conçu pour être un forum transversal pour tous les professionnels du droit, quel que soit leur métier – magistrat, avocat, juriste en entreprise, professeur, notaire, greffier… – ce Grenelle du droit a été à la hauteur des attentes de cette thématique très ambitieuse : l’avenir de la filière juridique. Après quelques mots d’accueil de Christine Neau-Leduc, présidente de Paris I, Stéphanie Fougou, general counsel de Technicolor Creative Studios, a rappelé les origines de ce forum, fondé en 2017 : œuvrer pour une meilleure connaissance des uns avec les autres, aider la filière à s’enrichir pour peser dans le débat public et économique en France.

Une plénière, animée par le journaliste Thomas Hugues, a ensuite débuté la journée sur le thème : « Une gouvernance responsable : vers un mieux vivre ensemble ? » Le professeur Marie-Anne Frison-Roche, le CEO de Dilitrust Yves Garagnon, Pierrick Le Goff, avocat du cabinet De Gaulle Fleurance Associés, Vincent Vigneau, président de la chambre commerciale de la Cour de cassation, et Sabine Lochmann, présidente d’Ascend, ont largement débattu de l’impact de l’IA et de la compliance sur la place et le rôle des juristes et du droit. Une nouvelle donne qui oblige chacun à revoir ses paradigmes et son approche métier.

Le droit doit de plus en plus appréhender le hors marché et impacte bien au-delà du « ne pas dépasser la ligne blanche », du « être dans la légalité » ou de la gestion de crise ; l’IA et la durabilité créent de nouveau chocs, de la société aux entreprises, qui doivent être régulées, et la conformité instaure les « buts fondamentaux » comme devant être mis en œuvre. Le professionnel du droit est alors placé dans un rôle inédit, avec de nouvelles modalités d’actions : il passe de la réaction à l’action, s’inscrit dans la chaîne de valeur de la production des entreprises, anticipe les risques, pas seulement en les analysant mais en allant vers le dialogue, la « comitologie », avec des parties prenantes de plus en plus nombreuses. Ainsi, le juriste pratique la décision entrepreneuriale, il devient un acteur à part entière du business, il travaille et pense en transversalité. Il devient donc central. Un homme ou une femme d’équilibre.

Ce nouveau positionnement vient impacter sa formation, ses savoirs, ses soft skills, sa position sociale dans l’entreprise, et ses relations, ce que tous les débats de la journée sont venus illustrer.

La responsabilité des professionnels face à l’IA

L’atelier sur l’IA responsable pour une société plus juste et humaine, était ensuite particulièrement remarquable. D’abord par la qualité des intervenants : Julien Farobbia, premier vice-président chargé de l’instruction au TJ de Pontoise, Christiane Féral-Schuhl, associée du cabinet Féral, Pierre-Yves Gautier, professeur de droit, Pierre Tarrade, président de la Chambre des notaires de Paris. Grégoire Hanquier, directeur produits et productions de Lamy Liaisons, qui animait la table ronde, a souhaité proposer « un pas de côté et une prise de recul, ensemble, car on ne pourra relever seuls les défis posés par l’IA qui sont pluridisciplinaires ». Christiane Féral-Schuhl a alors introduit le débat : « L’IA n’est plus une option, elle est déjà présente dans notre quotidien et les éditeurs juridiques proposent tous des solutions intégrant l’IA. » Évoquant l’algorithme Compas utilisé par les juges aux États-Unis pour décider de la liberté conditionnelle de certains détenus, l’avocate a relevé que, malgré les biais raciaux dénoncés par les ONG, le recours à l’outil ne cessait de se déployer. En France, certaines pistes se dessinent également comme DataJust qui vise à répertorier les décisions de justice entre 2017 et 2020 pour aider les juges à déterminer le montant du préjudice alloué aux victimes d’un accident. Mais la majorité des magistrats français restent encore « passifs sur ce sujet », a noté Julien Farobbia qui a tout de même relevé que « l’ENM a monté un groupe de travail sur l’IA visant à former les futurs formateurs des magistrats ». Plusieurs défis seront néanmoins à surmonter. D’abord comment identifier les hallucinations de la machine ? L’ancienne présidente du CNB a sur ce point évoqué des affaires américaines et canadiennes dans lesquelles les avocats, trompés par l’IA, avaient basé leurs plaidoiries sur des jurisprudences qui n’avaient jamais existé. En Amérique latine, elle a aussi rappelé le cas d’un juge qui avait rendu une décision sur la base d’une loi imaginée par l’outil. Le professeur Pierre-Yves Gautier a ensuite répété avec conviction que « l’IA doit être une aide factuelle pour le juriste (au sens large du terme), mais ne pourra jamais remplacer ses capacités intellectuelles de raisonnement et de recherche ». Grégoire Hanquier a alors rassuré en précisant que l’éditeur Lamy Liaisons était doté d’une équipe de 20 juristes chargés de traquer les hallucinations.

Évoquant un arrêt dans lequel il avait été discuté de la responsabilité de l’avocat qui n’aurait pas utilisé les meilleurs outils à sa disposition pour conseiller son client, Christiane Féral-Schuhl s’est ensuite interrogé sur l’éventuelle responsabilité de l’avocat qui ne suivrait pas les recommandations de l’IA. Et Julien Farobbia d’évoquer le même risque pour le juge qui ne s’alignerait pas avec les propositions de l’algorithme. Comment sa décision serait-elle perçue par les parties et, plus largement, par l’opinion publique ? Pierre-Yves Gautier a écarté toutes ces hypothèses de mise en jeu de la responsabilité : « La seule obligation de moyen, c’est un devoir de compétence. Je veux une obligation des avocats de consulter les manuels ! Du point de vue de la vélocité du cerveau, c’est un risque considérable de ne plus chercher les informations en ayant recours exclusif à l’IA qui économise du temps et des efforts ».

Le juriste disruptif

La deuxième plénière de l’après-midi, consacrée à la transformation de la formation, a également évoqué l’IA. Pour Agnès Roblot-Troizier, directrice de l’école de droit de la Sorbonne, « on ne peut pas renoncer à l’enseignement théorique qui apprend les fondamentaux ». Elle concède toutefois que les contacts avec le monde professionnel sont encore insuffisants et annonce une nouvelle licence en droit en 2025 avec un dernier semestre libéré pour permettre aux étudiants d’effectuer un stage ou une mobilité internationale. Roxana Family, directrice du master droit et éthique des affaires à Cergy Paris université, a expliqué de son côté, qu’avec l’essor de la compliance, il faut ajouter à la connaissance de la règle de droit et de la norme des connaissances techniques pointues. « J’ai dû revisiter des matières classiques comme la gouvernance et les sources du droit en les remettant en perspective et en y intégrant des soft skills, comme la gestion de projet, la négociation ou encore l’anticipation des conflits », a-t-elle indiqué, insistant sur les formations en apprentissage qui sont des mises en situation pratique sur le terrain et ont l’avantage de mettre ces soft skills à la portée des étudiants. Christophe Roquilly a ensuite donné sa définition du « juriste augmenté » qui, au-delà du droit, comprend et intègre à sa pratique un certain nombre de données économiques, sociales, etc., afin d’apporter de la valeur à son entreprise. Il insiste sur l’importance de l’intelligence collective alors que la formation initiale est, à l’heure actuelle, plutôt focalisée sur la performance individuelle, ce qu’il déplore vivement. Denis Letrichez, responsable des jeunes juristes à l’AFJE, a pointé la nécessité d’apprendre aux étudiants les codes des entreprises et de parler, dans les facultés, de l’ensemble des métiers du juridique, pas seulement ceux de magistrats et d’avocats, afin de les banaliser. Gaëlle Colin, magistrate, a tout de même remarqué que l’ENM, qui jouissait d’une réputation d’entre-soi, s’est désormais ouverte et qu’en formation continue, 45 % des intervenants sont des non-magistrats. Agnès Roblot-Troizier plaide aussi en faveur de cette ouverture, estimant qu’il faut faire sauter les barrières disciplinaires afin que les étudiants en droit accèdent à d’autres cultures.  « Il faut apprendre aux étudiants à savoir où et comment chercher afin qu’ils posent les bonnes questions à l’IA et qu’ils sachent vérifier les réponses », a-t-elle lancé. Selon elle, les formations doivent développer l’esprit critique et l’imagination juridique. Christophe Roquilly a complété le propos en avertissant : « Il faut continuer à éduquer les humains et à paramétrer les machines, et non l’inverse ». Et de souligner que la machine ne peut pas produire de la valeur car elle ne peut pas comprendre, au regard d’un écosystème, l’efficacité d’une solution pour un client donné. A enfin été évoqué le défi d’enseigner à la nouvelle génération, qui réclame de l’instantanéité. « Il faut arrêter de faire des cours à 300 étudiants dans un amphi, mais travailler en petits groupes, avec de bons outils », a encore fait observer Christophe Roquilly.

Les ateliers qui suivaient étaient l’occasion de montrer la diversité parmi les juristes, qui pour certains « modernisent et disruptent l’image du droit », comme le soulignait l’intitulé d’un atelier animé par Thomas Clay. Ainsi Morgane Boucher, ancienne avocate d’affaires, devenue directrice juridique de Bureau Veritas, a dit avoir trouvé dans ses nouvelles fonctions de la variété et de la diversité qui étaient les bienvenues. « Il y a une sorte d’inversion des compétences en entreprise. Alors qu’en cabinet, les compétences sont chez les associés, au sein d’une entreprise, les compétences sont chez les collaborateurs », a-t-elle observé. Guillaume Didier, magistrat en détachement, ancien porte-parole de la Chancellerie et désormais directeur d’une agence de communication, l’a affirmé : « Je ne me suis jamais considéré comme un juriste, mais plutôt comme un praticien du droit et à tous les stades de ma vie professionnelle, je me suis servi de ce que j’ai appris à la fac ». Selon lui, le droit est partout et sa connaissance est un atout dans nombre de domaines. Stéphanie Smatt-Pinelli, également ancienne avocate et directrice contentieux d’Orano, considère elle aussi qu’une carrière juridique ne doit pas être linéaire et qu’il serait dommage de laisser de côté la palette de métiers offerts par le droit.

C’est Anne Bouverau, l’une des autrices du rapport sur l’IA et son impact sur la société, qui a clôturé la journée, insistant sur la nécessité d’apprendre à écrire des prompt et à qualifier les réponses, à les vérifier et à les confronter. « Prompter, ce n’est pas l’avenir, c’est déjà le présent », avait affirmé, un peu plus tôt, Morgane Boucher. T