« Le digital rend le droit meilleur »
Le consultant Olivier Chaduteau (fondateur de Day One) a présenté à la fin de l’année dernière une thèse de doctorat en Sciences Economiques sur « L’impact de l’innovation digitale sur la transformation du marché du droit et des directions juridiques des entreprises » devant le jury de l’université Paris II Panthéon-Assas. Entretien.
Qu’avez-vous voulu démontrer dans votre thèse ?
J’ai voulu vérifier et mesurer des hypothèses dont je parle depuis 2013*, relatives aux changements de paradigme concernant le marché du droit des affaires, causée par la double rupture réglementaire et technologique qui a impacté en profondeur le marché. On peut voir aujourd’hui qu’à la fois l’offre et la demande sont complètement chamboulées. Côté offre, le modèle traditionnel des cabinets d’affaires qui fonctionne selon le système Cravath avec lequel cohabitait celui des nombreux cabinets de niche a été challengé par les legaltechs et les « alternative legal services providers » (ALSP). Côté demande, le « inhouse counsel movement », c’est-à-dire l’internalisation de la fonction juridique a considérablement évolué depuis trente ans, tant quantitativement que qualitativement. Les compétences juridiques se sont développées en interne, les directions juridiques sont devenues incontournables et l’asymétrie d’information s’est même inversée entre l’offre et la demande. Dans le cas du marché du droit des affaires, l’évolution de l’équilibre entre l’offre et la demande ne s’est pas faite au détriment de l’un ou de l’autre, mais au contraire, la croissance de la demande a impliqué la croissance de l’offre et les deux sont interdépendantes. Cela va dans le sens de l’émergence d’une grande profession du droit qui, apportant une meilleure sécurité pour les entreprises et les investisseurs, permet le développement de la croissance économique, ainsi que l’ont démontré de nombreuses autres études économiques.
Comment le marché se transforme-t-il ?
Le problème du marché du droit, c’est qu’il est désormais impossible de répondre à la demande seulement avec des ressources humaines, car cela pose notamment des problèmes en termes de coût et de rapidité. La chance, à notre époque, est que cette rupture réglementaire, qui implique le besoin de davantage de droit, va de pair avec une rupture technologique et l’émergence de technologies génériques telle que l’intelligence artificielle. Dès lors, la croissance exponentielle de ce marché – qui a bondi de 94,09 % entre 2003 et 2017- conduit les fournisseurs de services à repenser leur façon de produire et de revoir le « legal service delivery model ». Ces changements ont d’abord eu lieu au sein des directions juridiques, mais rapidement, les juristes ont demandé à leurs partenaires extérieurs, principalement les avocats, de s’adapter et de transformer eux aussi leur modèle de prestation juridique. Le droit est désormais devenu une véritable industrie, car avec ces deux ruptures, réglementaire et technologique, le modèle classique du « make or buy » qui confronte les avantages respectifs de l’internalisation et de l’externalisation de la prestation juridique, n’est plus suffisant. Désormais, il faut se poser, au préalable, la question de savoir si la prestation à délivrer peut être subdivisée en plusieurs tâches dont certaines peuvent être automatisées et effectuées par une machine et les autres effectuées par les humains. Par exemple, et pour schématiser, si j’ai besoin d’un contrat de distribution qui peut être segmenté en 60 tâches et que je peux confier la réalisation de 30 tâches à une machine, le temps d’humain est alors fortement réduit. On peut alors refocaliser le temps du juriste sur la forte valeur ajoutée et délégué à la machine ce qui est automatisable. Dans ma thèse, j’ai pu mesurer que ce gain de temps pouvait être en moyenne de 25 % sur la partie contractuelle et de 40 % sur la partie administrative.
Pourquoi faut-il cependant se garder
d’opposer l’humain et la machine ?
Il ne faut pas raisonner en ces termes. Dans ce nouveau paradigme c’est la machine qui travaille avec l’humain et non pas l’humain contre la machine. C’est une façon différente de travailler où la machine vient en complément de l’intelligence humaine. La question que cela pose cependant, c’est celle de la formation initiale des jeunes juristes et des jeunes avocats, car en réalité la machine va pouvoir faire une grande partie de ce que fait un junior. Ce qui est recherché chez l’humain, c’est le fruit de son expérience, de son instinct, de sa créativité. C’est pour cette raison que la formation initiale doit être repensée. Il faut former les jeunes, pas seulement à la technique juridique pure, mais à d’autres choses comme la gestion de projet, l’économie, l’algorithmie, etc. En réalité, comme le prouvent depuis longtemps les travaux de Christophe Roquilly, directeur de l’EDHEC Augmented Law Institute [membre du jury de thèse, N.D.L.R.], pour éviter cette concurrence entre la machine et les juniors, il faut développer chez eux ce qu’il est convenu d’appeler l’intelligence émotionnelle et les « soft skills ». Nous ne sommes absolument pas dans un système schumpetérien de « destruction créatrice », car ce mouvement s’apparente davantage à la théorie d’Adam Smith sur la division du travail entre la machine et l’humain. Les schémas traditionnels ne vont pas être détruits, mais transformés. Les juristes et les avocats ne doivent pas avoir peur du digital qui rend le droit meilleur et plus accessible.
Concrètement, qu’est-ce que le digital améliore ?
Le digital est une aide à toutes les phases de l’élaboration du droit. Il améliore la vitesse d’exécution, le traitement des données, l’exhaustivité des informations prises en compte et le collaboratif. Ce que j’ai désigné de l’acronyme VDEC dans ma thèse (pour Vitesse-Données-Exhaustivité-Collaboratif). Sur ces sujets, inutile de concurrencer la machine, puisqu’elle est plus performante que l’humain. Comme sur d’autres sujets telle l’innovation, l’éthique ou la compréhension des enjeux à terme, l’humain est beaucoup plus fort que la machine. Le mix humain/machine va permettre de consacrer davantage de temps à des sujets cruciaux tels que la gestion des risques, l’innovation juridique ou la réduction des coûts de transaction, ce qui va donner des avantages concurrentiels considérables aux entreprises. Si grâce à la machine je peux désormais réduire à trois mois un processus de contractualisation qui habituellement prenait six mois, cela permet à mon entreprise de développer ses relations commerciales plus rapidement que ses concurrents. De nos jours, plus aucun business ne peut se faire sans le juridique. Il devient un facteur de différentiation et un avantage compétitif majeur.
Cette thèse sera-t-elle être publiée ?
J’espère qu’elle sera publiée pour 2021. En tout cas, elle sort au moment où notre société connaît une accélération du digital avec la crise sanitaire et le télétravail. Les entreprises ont besoin de revoir leur business model, de vendre différemment, de produire différemment, de manager différemment, d’innover différemment. Et pour chacun de ces changements le droit à un rôle central à jouer.