L’arbitrage, nid d’espions ?
L’Association française d’arbitrage (AFA) a organisé, le 24 mai 2023, son traditionnel dîner-débat autour de ce thème, dans les salons de la Maison de l’avocat, avec pour invitée d’honneur, Kamalia Mehtiyeva, agrégée des facultés de droit, professeur à l’université Paris-Est Créteil et avocat au Barreau de Paris. Ce thème, peu abordé, a manifestement suscité l’intérêt, l’évènement étant complet. La LJA y a assisté.
Ce n’étaient pas forcément des habitués du monde de l’arbitrage qui étaient venus écouter l’intervention, sur un thème qui a attisé la curiosité de beaucoup de monde. Marc Henry, président de l’AFA, en maître de cérémonie, a rappelé l’intérêt de s’interroger sur la déontologie et la morale dans les procédures d’arbitrage. Si la question de savoir si l’on pouvait trouver des espions parmi les arbitragistes est bien évidemment restée en suspens – elle a tout de même été posée par un convive à l’issue des débats, mais est demeurée sans réponse, il importait de savoir si ces derniers n’étaient pas, malgré eux, les acteurs d’une série de type « Alias » ou « Citadelle ». Reconnaissant que des suspicions, qui relèvent parfois du fantasme, pèsent sur l’arbitrage, le président a souligné la nécessité de ne pas égarer cette procédure dans une forêt obscure et prêter le flanc à une imagination trop débordante. « Au contraire, l’arbitrage doit être un lieu de clarté », a-t-il relèvé.
Interactions entre espionnage et arbitrage
Le professeur Kamalia Mehtiyeva avait, après cette introduction, l’oreille attentive des invités pour son exposé, qui commençait par distinguer les deux conceptions du mot espionnage : l’approche organique, qui recouvre l’oeuvre de collecte des renseignements par les services étatiques et la conception matérielle, plus large, qui englobe toutes les opérations de collecte de renseignements. Selon elle, les procédures d’arbitrage peuvent, selon les cas, être visées par des opérations d’espionnage ou encore s’intéresser à des opérations d’espionnage et à leurs conséquences. Emblématique du premier cas, la célèbre affaire Lena Goldfields contre URSS, qui date des années 1930, illustre la problématique de l’instrumentalisation d’une procédure d’arbitrage à des fins d’espionnage. Le professeur Mehtiyeva rappelle que la juridiction arbitrale qui détecte une telle occurrence peut sanctionner les abus et que, selon une doctrine communément admise, la liberté d’espionner trouve sa limite dans le respect de l’intégrité du processus arbitral. C’est alors potentiellement une cause d’annulation de la sentence arbitrale. L’arbitrabilité des faits d’espionnage est, quant à elle, intimement liée à la notion de secret-défense. Si le secret-défense affecte l’objet du litige, l’arbitre devra-t-il se déclarer incompétent ? Quid si le secret-défense affecte seulement un élément de preuve ? L’arbitre doit-il écarter cet élément de preuve des débats ? Le point crucial demeurant celui de la définition du secret-défense, variable selon les pays. L’arbitrabilité des allégations d’espionnage, qui survient notamment dans l’arbitrage d’investissement lorsqu’un investisseur allègue avoir été espionné par un État et discriminé ensuite face à des entreprises locales, soulève aussi le sujet de l’admissibilité des preuves issues de l’espionnage. En l’absence de tout « droit international de l’espionnage », et si ces preuves n’ont pas été obtenues de manière illégale, elles pourraient être admissibles, à condition que les principes de bonne foi, de loyauté et d’équité aient été respectés, ce qu’il est parfois difficile de savoir, par exemple si des « notes blanches » expurgées des mentions sensibles sont produites. Dans certains cas, des preuves recueillies par des tiers, comme dans l’affaire Wikileaks, ont été admises. La CJUE dans un récent arrêt a même considéré que l’impératif de l’établissement complet des faits primait sur l’admissibilité des preuves. Il ne semble donc pas exister de conclusion unique quant à l’admissibilité des preuves issues de l’espionnage
Qu’est-ce que l’espionnage ?
Après cette intervention, l’audience s’est interrogé sur la question de savoir comment l’arbitre pouvait statuer lorsqu’une partie de la matière échappait à sa compétence. Un participant a évoqué le fait que le droit pour un État d’utiliser l’espionnage était un élément de souveraineté. Un autre a rappelé une affaire dans laquelle il était établi qu’une personne qui devait être interrogée, était un agent du FBI, qui a finalement accepté de répondre à l’arbitre, à condition que ses propos ne figurent pas dans le transcript. Le débat a ensuite dérivé sur la définition de l’espionnage : quand commence-t-il ? S’interroger sur les allées et venues d’une personne, est-ce de l’espionnage ? Selon certains, l’espionnage commence lorsque l’on s’intéresse aux choses qui sont cachées. Il permettrait d’avoir accès à des informations qu’on ne pourrait pas connaître autrement. D’autres convives s’interrogent sur la pratique du "for tribunal eyes only" qu’ils considèrent comme dangereuse, tandis qu’un autre se demande si des documents obtenus de manière déloyale, par l’ancien salarié d’une entreprise, pourraient relever de l’espionnage ». Quoi qu’il en soit, à la fin de la soirée, le parfum de mystère qui flottait dans l’air ne s’était pas dissipé. Et comme l’avait rappelé Marc Henry dans son allocution d’ouverture, « les espions ont cette caractéristique que si on ne les voit pas, c’est qu’ils sont là ».