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L’appréciation de la brutalité de la rupture d’une relation commerciale établie

Par Ondine Delauynay

FTI Consulting vient de remettre à jour son baromètre des ruptures brutales des relations commerciales établies. Basé sur l’étude des décisions judiciaires publiées en 2020 et 2021, il fournit une analyse des critères retenus par les juges pour apprécier la brutalité du préavis et le quantum du préjudice qui en découle. Explications par Romain Lortat-Jacob, managing director de FTI Consulting à Paris.

Pourquoi ce baromètre ?

Le contentieux de la rupture brutale de relations commerciales établies est, en volume, l’un des plus importants types de litige porté devant les tribunaux français. La brutalité de la rupture se mesure à partir du préavis qui a été accordé par le donneur d’ordre. Son analyse est centrale, non seulement au niveau précontentieux car les entreprises doivent pouvoir se faire une opinion sur le délai raisonnable de préavis à accorder pour éviter le risque judiciaire ; mais également au stade du contentieux puisqu’il permet de définir aussi bien la faute que le préjudice financier corrélatif, c’est-à-dire la marge perdue sur le délai de préavis non réalisé. Il intéresse donc les avocats qui traitent de la responsabilité, ainsi que les évaluateurs et experts financiers qui se chargent du quantum. Depuis une dizaine d’années, sont apparus des sites Internet qui proposaient en trois clics d’évaluer la durée idéale d’un préavis à respecter pour éviter de toute action judiciaire en réparation. L’estimation était un peu mécanique et correspondait à 1 mois de préavis par année d’ancienneté. Or ce n’est pas du tout représentatif de la réalité du terrain.

L’ordonnance n° 2019-359 du 24 avril 2019 a refondu le cadre des relations commerciales entre professionnels. Qu’a-t-elle changé en pratique sur la rupture des relations ?

Cette réforme de 2019 a réécrit l’article L 442-6 I 5° dont les termes sont très larges pour engager la responsabilité de l’auteur de la rupture de la relation commerciale, entraînant une succession d’excès devant les tribunaux. Trop souvent, en cas d’arrêt d’une relation commerciale, la victime tente une action en réparation, puisqu’en France l’action judiciaire est quasiment gratuite. En outre, les durées de préavis étaient parfois très significatives, impactant la liberté du commerce dans l’hexagone. Durant les débats sur le nouveau texte, des voix se sont élevées pour dénoncer le détournement de l’esprit de ce texte, qui est une spécificité française souvent mal perçue par les acteurs économiques étrangers. C’est l’efficience économique et l’attractivité de la place de Paris qui étaient ici en cause. Le nouvel article L 442-1 a donc introduit un plafonnement qui permet à l’auteur de la rupture de s’exonérer de toute responsabilité pour préavis insuffisant en cas de respect d’un délai de 18 mois. Il ne s’applique que pour les ruptures qui ont eu lieu après 2019. Il est donc difficile pour le moment d’analyser les conséquences de cette réforme puisque les éventuels contentieux engagés ne sont pas encore portés devant les cours d’appel. L’on perçoit tout de même déjà une certaine évolution des chiffres, ce qui témoigne de l’impact de l’esprit de la réforme.

Qu’en est-il exactement ?

Sur l’ensemble de la période d’analyse, le préavis s’établit en moyenne à 1 mois par année d’ancienneté. Cette moyenne doit cependant être utilisée avec une grande prudence car ce ratio est très rarement retenu en pratique (à peine 15% des décisions). Plus la relation a été longue, plus le ratio moyen est faible et inversement. C’est assez logique car un préavis minimal est nécessaire pour permettre à la victime de se réorganiser et, au contraire, un préavis trop long porterait atteinte au principe de liberté contractuelle. Avant la réforme, seulement 7% des décisions accordaient un préavis supérieur à 18 mois. La logique voudrait donc que l’introduction de ce plafond ait un impact limité. Or, on observe une baisse du ratio moyen d’environ 20% depuis la réforme (de 1 à 0,8 mois par année d’ancienneté, cf. tableau reproduit ci-dessus). En outre, cette baisse concerne les relations de courte durée (donc a priori pas concernées par des préavis supérieurs à 18 mois). L’esprit de la réforme a donc eu un effet sur toutes les durées de relation. Les donneurs d’ordre accordent aujourd’hui des préavis plus faibles, tout comme les juges qui sont plus sévères dans leur analyse.

Avez-vous constaté d’autres critères retenus par les juges dans leurs décisions ?

Si le critère de l’ancienneté de la relation occupe une place particulière dans l’analyse du juge, il n’est pas le seul élément d’appréciation pour estimer la durée du préavis normal. Plusieurs autres facteurs doivent également être pris en compte comme ceux du secteur économique, de la dépendance, de la notoriété de la marque, etc. Ils sont désormais davantage discutés devant les tribunaux, et notamment le point de savoir si la dépendance est imposée par le donneur d’ordre ou si c’est le fournisseur qui n’a pas su diversifier son offre pour étendre son activité et ses clients. La Cour de cassation a récemment rendu un arrêt sur ce thème1. Les discussions portent aussi désormais sur les spécificités de chaque secteur d’activité. Il est plus facile pour un sous-traitant de se retourner s’il exerce, par exemple, dans le secteur informatique qui est très dynamique, que s’il opère sur un marché très spécifique avec peu de donneurs d’ordres.

Qu’anticipez-vous pour les prochains mois ?

Dans ce cadre, les décisions relatives à des ruptures réalisées durant la pandémie du covid-19 ne sont pas encore prises en compte dans ce baromètre. Les premiers dossiers pourraient arriver en 2023. S’il y a eu un effet covid, on ne le mesure pas encore. Nul ne sait si la pandémie va justifier le retour en arrière des tribunaux et plus de bienveillance de la part des juges, considérant que rompre une relation commerciale établie durant la période la plus dure du covid-19 constitue un facteur aggravant, ou inversement qu’elle est légitimée par la baisse d’activité du donneur d’ordre. Tout dépendra sans doute de la bonne foi des donneurs d’ordre.