L’anticipation, gage de loyauté
Le jeudi 4 avril 2024 se tenait à Paris la 9e édition du Global Anti-corruption & Compliance Summit (GACS), qui rassemblait les acteurs clefs de la compliance et de la lutte contre la corruption. Particulièrement suivie cette année, cette rencontre a été l’occasion de s’interroger sur les valeurs de l’entreprise, socle sur lequel se construit la confiance.
Le hall de l’hôtel particulier des Arts et Métiers était noir de monde, jeudi 4 avril, et il fallait jouer des coudes pour espérer attraper une tasse de café ou un verre de jus d’orange. À 9 heures, les premiers ateliers ont débuté, sans trop de retard malgré l’affluence.
La loyauté des enquêtes internes
L’atelier sur les enquêtes internes était animé par Linda Couturier-Sadgui et rassemblait deux avocats, Kiril Bougartchev et son associé Emmanuel Moyne, ainsi que deux directeurs compliance, Géraldine Hivert de Grandi et Éric d’Harcourt, qui se sont d’abord demandé pourquoi conduire une enquête interne. Pour le panel, unanime, l’intérêt est de solliciter le parquet pour conclure une CJIP et d’être proactif. Il est ainsi rappelé que dans l’affaire Airbus, alors qu’une sanction de 4 Mds€ était encourue, c’est finalement de 2Mds€ que le constructeur aéronautique a écopé grâce à son attitude de coopération active. L’ouverture d’une enquête interne peut également être motivée par la volonté d’éviter des révélations dans la presse. Il est en outre obligatoire d’y avoir recours dans certaines circonstances particulières, comme un risque d’atteinte à la santé et à la sécurité du personnel.
Pour bien mener l’opération, un maître-mot, l’anticipation. Il est conseillé d’avoir un référentiel d’enquête interne déjà préparé, qui liste les actions à accomplir, en prenant en compte les conséquences sur le RGPD. Commandée par la nécessité d’objectiver les faits ainsi signalés, l’enquête interne doit être loyale, sincère et véritable et c’est à cette condition qu’elle sera perçue, par les autorités judiciaires, comme un gage de coopération. « La solidité de l’enquête interne est aussi le gage d’une bonne défense par la suite », a lancé un intervenant
La construction d’une méthodologie de l’enquête interne implique un personnel suffisant et formé. Il convient aussi de pouvoir faire appel, si nécessaire, à des personnels ou à des services de forensic. Un speaker a également insisté sur la nécessité de prévoir un délai pour l’enquête. De ce point de vue, le guide AFA/PNF des enquêtes internes est une bonne base de départ, enrichi par l’expérience de l’entreprise. Un intervenant a, à son tour, conseillé d’anticiper en faisant appel à un avocat spécialiste en droit pénal des affaires, qui pourra intervenir le cas échéant.
S’agissant des entretiens dans le cadre de l’enquête, le panel prévient : les tiers ou les anciens salariés n’ont pas l’obligation de se présenter et, en général, ils ne viennent d’ailleurs pas. C’est seulement le principe de loyauté dans l’exécution du contrat de travail qui oblige les salariés à répondre à la convocation. Il est conseillé de les prévenir en amont, par téléphone, pour éviter qu’ils ne prennent peur. Et même si à ce stade, ils peuvent être entendus comme simple témoins des faits, il est utile de leur dire de venir accompagnés d’un conseil. Bien que ce ne soit pas obligatoire, il est recommandé de retranscrire l’entretien et de faire signer la retranscription par la personne entendue, sans le lui remettre afin de conserver la confidentialité. La collecte et l’analyse des données liées aux faits doivent, quant à elles, respecter le principe de proportionnalité et, sauf accord de l’intéressé ne pas porter sur les données privées, dûment signalées comme telles. Enfin, la rédaction d’un rapport final n’est pas obligatoire, même s’il est conseillé de le faire, ne serait-ce qu’en interne, d’une part pour justifier les dépenses engagées et d’autre part pour avoir des éléments à donner au parquet. « Une enquête interne ne doit surtout pas être une manière d’enterrer l’affaire ou de cacher la poussière sous le tapis », ont convenu les intervenants.
La loyauté des dirigeants
et des administrateurs
Une deuxième table ronde, animée par Nicolette Kost de Sèvres, associée de Mc Dermott Will & Emery, consacrée à la responsabilité des dirigeants a été l’occasion de faire le point sur les process mis en place pour prévenir la mise en cause de ces derniers et sur ses conséquences en matière de gouvernance. Les intervenants ont tous insisté sur l’engagement nécessaire des instances dirigeantes et des administrateurs vis-à-vis des programmes de conformité déployés dans les entreprises. Ils ont constaté que l’élargissement du champ de la conformité commande, désormais, un changement de paradigme et la mise en place d’organisations transverses, qui ne s’appuient pas seulement sur la direction juridique, mais aussi sur la stratégie globale, les ressources humaines, la communication. « L’arrivée des reportings extra-financiers déplace les enjeux sur la durabilité et implique de l’anticipation et de la sincérité », a relevé un speaker.
Un autre a pointé le fait que, pour les entreprises, la conformité va constituer un enjeu commercial et concurrentiel de premier ordre qu’elles ne pourront pas négliger. Le panel a estimé que le respect des règles de conformité peut même s’avérer insuffisant au regard du risque réputationnel des entreprises. En guise d’exemple, il a été fait référence à l’affaire du groupe minier Rio Tinto, qui bien que s’étant parfaitement conformé aux règles, a vu sa réputation gravement ternie pour n’avoir pas suffisamment préservé l’environnement sur ses lieux d’exploitation. Les dirigeants doivent donc anticiper ces risques et le cas échéant, aller plus loin et définir pour leurs entreprises des règles encore plus strictes. Un intervenant a également indiqué que, selon un rapport d’Accenture, 90 % des engagements climatiques annoncés par les entreprises ne seront pas tenus.
Le problème de la loyauté des rapports financiers et extra-financiers va donc se poser, et pour réduire le risque, les dirigeants et le conseil d’administration vont devoir travailler en collaboration bien plus étroite, afin de définir au plus près les engagements de l’entreprise. Les administrateurs devront pouvoir être en capacité d’améliorer les programmes de conformité proposés par les instances dirigeantes. Certains estiment même que l’extra-financier va supplanter le financier et que la rémunération du dirigeant sera indexée à ces objectifs extra-financiers.
La loyauté des États
En fin de matinée, une plénière réunissait les représentants des autorités françaises sur le sujet de la coopération internationale pour la gestion des risques de corruption. Là encore, pour une coopération efficace, des gages de loyauté doivent être donnés par les États. Les débats ont ainsi tourné autour de la récente refonte de la loi de 1968, dite loi de blocage, qui permet aux entreprises de s’adresser au Service de l’information stratégique et de la sécurité économiques (SISSE) en cas de demande qui leur est adressée par une autorité étrangère. « La réforme était un pari, mais 95 % des avis du SISSE sont acceptés par les autorités étrangères », a-t-il été constaté. Coté PNF, on rappelle que si la confiance des justiciables était essentielle, il était également important que, dans le traitement des situations de corruption, la France puisse se conformer aux standards internationaux, ce qu’elle a fait en introduisant la CJIP, qui permet l’interopérabilité avec des systèmes judiciaires étrangers qui disposent d’un instrument équivalent. « C’est aussi une question de protection des intérêts souverains de la France », a lancé un intervenant. L’affaire Airbus a évidemment été évoquée avec la coordination par le PNF et le monitoring confié à l’AFA pour le compte des autorités française, britannique et américaine. « L’AFA a d’ailleurs été félicitée pour la qualité de ses programmes de monitoring pour lesquels elle applique les plus hauts standards internationaux » a-t-on entendu.
La reconnaissance, au niveau mondial, du travail des trois services nationaux que sont le SISSE, le PNF et l’AFA devrait, à l’avenir, bénéficier à l’Union européenne, en passe d’élaborer, elle aussi, un référentiel qui se conformera aux standards internationaux en la matière. Pour le moment, le plan de lutte anticorruption en préparation en France, s’il ne devrait pas bouleverser les process mis en place, devrait élargir son application à des entreprises de taille plus modeste et ainsi étendre la culture de la coopération avec les autorités, qui souhaitent, dans le même temps, renforcer et valoriser fortement l’autodénonciation par les entreprises. Mais cette autodénonciation n’est, elle aussi, qu’une forme d’anticipation, selon le slogan du DOJ américain « Knock at our door before we knock at yours ».*
*Venez frapper à notre porte avant que nous ne frappions à la vôtre.