L’action de groupe à la croisée des chemins
La loi n° 2014-344 du 17 mars 2014 relative à la consommation, dite loi Hamon, vient de fêter ses 10 ans. Ce texte avait introduit l’action de groupe en droit français, permettant aux victimes d’un même préjudice causé par un professionnel de saisir collectivement la justice. Quel bilan peut-on tirer aujourd’hui de ce dispositif ? Une directive européenne de 2020, en attente de transposition, constitue une opportunité pour la France de conduire une réforme du régime français. Où en est l’examen du texte par le Parlement ? Hortense de Roux, associée du cabinet Ashurst, fait le point.’
Dix ans après son adoption, quel bilan pouvez-vous
tirer de l’action de groupe issue de la loi Hamon ?
La loi Hamon a introduit l’action de groupe en droit français. Elle a été la première pierre d’un édifice qui s’est ensuite étendu par différents textes. L’ensemble est aujourd’hui disparate en termes de procédures, de postes de préjudice, d’exigences procédurales… Le bilan est donc assez mitigé et très peu de procédures ont été intentées : seules 35 actions de groupes ont été formées, soit moins de quatre par an. Une vingtaine ont porté sur le droit de la consommation. Un seul jugement a été prononcé dans l’affaire de la Dépakine, en matière médicale, tandis que quatre dossiers ont abouti à une transaction.
Face à cet échec, il convenait de repenser le dispositif français car force est de constater que l’action de groupe fonctionne tout de même bien mieux dans d’autres pays européens. La directive européenne de 2020 a vocation à harmoniser les procédures existantes au sein de l’UE. Mais le texte tarde à être transposé en France, qui a d’ailleurs reçu une mise en demeure en janvier 2023.
L’Assemblée nationale a donc travaillé sur un texte qui crée un régime universel de l’action de groupe, étend la qualité à agir, prévoit la réparation de tout préjudice et supprime, lorsqu’obligatoire, la mise en demeure préalable. Autre point essentiel, la création d’une sanction civile.
Sur tous ces points, quelles ont été, depuis, les avancées du législateur français ?
L’introduction en droit français d’une sanction civile constitue une deuxième tentative du législateur. On se souvient en effet que lors des débats relatifs à la loi sur le devoir de vigilance de 2017, une telle sanction civile avait été votée. L’article avait néanmoins été censuré par le Conseil constitutionnel, comme étant contraire au principe de légalité des délits et des peines. Dans cette nouvelle tentative, lors de la première lecture de la proposition de loi relative au régime juridique des actions de groupe, le 8 mars 2023, l’Assemblée nationale a proposé une codification du mécanisme à l’article 1253 du code civil, dans un chapitre intitulé Sanctions civiles en cas de faute intentionnelle ayant causé des dommages sériels, permettant de condamner le professionnel à verser au Trésor public une amende civile, en plus de l’indemnisation des victimes du dommage. Il ne s’agissait pas de punitives damages, inspirés du modèle anglosaxon, mais bien d’une sanction civile à destination des caisses de l’État.
Interrogé sur le texte adopté par l’Assemblée nationale, le Conseil d’État, en février 2023, a critiqué cette disposition considérant qu’elle créait une différence de traitement injustifiée avec les actions collectives et conjointes et portait donc un risque de censure constitutionnelle. Relevant que toute sanction punitive doit satisfaire à l’exigence de nécessité, proportionnalité et légalité, le Conseil d’État a considéré que la généralité des termes des manquements réprimés fragilise le dispositif.
À son tour, le 6 février 2024, le Sénat a adopté en première lecture le texte en y apposant des modifications. Le mécanisme de sanction civile, considéré comme inopportun et trop fragile juridiquement, a purement et simplement été supprimé.
La navette entre les deux chambres a-t-elle fait évoluer d’autres points de cette proposition de loi ?
Absolument. D’abord s’agissant de l’universalité du régime. Même si le champ d’application du dispositif s’était élargi à différentes matières, la double finalité de l’action (cessation du manquement et indemnisation du préjudice) n’est pas possible, actuellement, dans tous les secteurs, notamment dans ceux de la santé et de la consommation où il n’existe pas d’action pour faire cesser le manquement. L’Assemblée nationale a donc proposé une généralisation de cette double finalité. Le Sénat vient pourtant de maintenir une exception pour le secteur de la santé publique et du code du travail.
Autre changement important : la qualité à agir. L’Assemblée nationale était allée très loin dans sa première lecture et prévoyait que toutes les associations pouvaient initier une action de groupe, sans nécessité d’être agréée. Les députés fixaient des conditions larges : l’association devait exister depuis deux ans et pouvait être ad hoc, c’est-à-dire créée spécialement pour l’action si elle regroupait au moins 50 victimes, ou cinq entreprises, ou cinq collectives locales ou groupement de collectivités. Le Conseil d’État a néanmoins relevé que l’élargissement de cette qualité à agir ne donnait pas suffisamment de garanties sur le sérieux et la transparence des associations. Le Sénat a donc restauré l’obligation d’un agrément donnant qualité pour agir aux associations, dans un objectif de sécurité juridique. Ces garanties sont d’ailleurs en phase avec la directive européenne.
Enfin, l’Assemblée nationale, dans un objectif de célérité, avait voulu supprimer la mise en demeure exigée pour certaines actions de groupe. Le législateur favorise, en effet, depuis plusieurs années la sortie de ces situations contentieuses par la voie amiable, grâce à ce délai de mise en demeure. Les sénateurs, partageant l’interrogation formulée par le Conseil d’État, ont restauré cette procédure de mise en demeure préalable. L’action n’est donc recevable qu’après l’expiration d’un délai de quatre ou six mois à compter de la réception de la mise en demeure.
Quelle va être la suite de processus législatif ?
La France est très en retard pour transposer la directive européenne. Il y a urgence. Or le processus risque d’être encore long. À ma connaissance, il n’y a pas de renvoi en commission mixte paritaire, donc les navettes entre les deux chambres vont continuer à s’enchaîner. Et il n’y a pas encore d’agenda d’examen du texte en deuxième lecture de l’Assemblée nationale à ce stade. La compétitivité de la place de Paris est en jeu, car le dispositif de l’action de groupe fonctionne bien chez nos voisins européens.