La France, à la traîne sur les contentieux sériels
Lors de l’édition 2024 du Business & Legal Forum, qui s’est tenue le 17 octobre à l’hôtel des Arts & Métiers, un intéressant atelier traitait de l’émergence des recours collectifs. Les intervenants ont tenté d’analyser les raisons du retard pris par la France en la matière, par rapport à ses voisins européens. Synthèse.
«Contentieux de masse : pourquoi sont-ils amenés à se développer ? Comment les anticiper ? Comment les gérer ? ». Tel était le titre de cette table ronde, animée par Éléonore Hannezo, associée au sein du cabinet Linklaters. Les intervenants ont d’abord, unanimes, dressé le constat d’une France à la traîne. Alexandre Lercher, qui représentait le tiers financeur IVO Capital Partners (third party funder ou TPF) a expliqué quelles étaient les raisons pour lesquelles, en France, le litigation funding n’était pas un marché très développé, contrairement aux Pays-Bas et au Portugal. Alors qu’un projet de loi visant à étendre l’action de groupe est en cours de discussion au Parlement français, une initiative européenne pourrait également changer la donne.
Les freins
Il a ainsi et en premier lieu pointé ce qu’il considère être comme un point clé : en France l’initiative de l’action de groupe est confiée aux associations titulaires d’un agrément et non pas aux cabinets d’avocats. Par ailleurs, il n’est pas possible pour un avocat, de prévoir un honoraire de résultat à 100 %, ce qui a tendance à réprimer l’engagement des robes noires dans un recours collectif. Le mécanisme d’opt in, choisi par le législateur français, qui impose aux personnes estimant avoir subi un dommage de se manifester pour se joindre à l’action, est également un obstacle et non des moindres. « On estime qu’avec l’opt in, moins de 5 % des victimes supposées viennent au contentieux », indique Éléonore Hannezo.
Ce retard français peut s’expliquer par une culture du conflit insuffisant ? Emmanuel Rollin, directeur juridique du groupe Colas, regrette un « individualisme bien ancré ». Alexandre Lercher objecte qu’au Portugal, pays de culture latine, alors que l’action de groupe existe depuis 1995, ce n’est que depuis 2020 qu’elle a véritablement pris de l’ampleur, avec le réveil des associations de consommateurs, sous l’impulsion de la société civile. « En France, les associations françaises ne font pas beaucoup de publicité », lance-t-il en guise d’explication. Emmanuel Rollin observe également un problème au niveau de l’institution judiciaire : ce type de contentieux nécessite la tenue de grands procès, qui demandent des moyens et une organisation importante. « Or, souligne le directeur juridique, nous avons en France une justice de pays pauvre », avec des juridictions surchargées et incapables de prévoir de tels dossiers à leur agenda.
Le risque existe-t-il pour les entreprises ?
Laurence Fabre, de l’ONG Transparency International, estime quant à elle que les recours collectifs pourraient se développer de manière significative, avec des infractions qui étaient naguère imputées à des personnes physiques et qui sont désormais dirigées vers des personnes morales. Pour Jean-Charles Jaïs, associé du cabinet Linklaters, les obligations d’information à la charge des entreprises et des producteurs vont se multiplier, notamment dans le cadre européen, ce qui favorisera le développement des recours collectifs.
La possibilité d’introduire des actions transfrontalières pourrait en outre changer la donne, en permettant aux requérants de choisir des juridictions plus accueillantes pour l’action de groupe. La directive en cours d’élaboration au Parlement européen sur les tiers financeurs, si elle ne renversera probablement pas la vapeur, aura en tout cas le mérite de normaliser le recours à ces organismes. Le développement des outils technologiques et des réseaux sociaux est également de nature à faciliter l’essor de ce type d’action. Mais pour les intervenants, ces réformes ne suffiront pas à la France pour rattraper son retard. Emmanuel Rollin le dit très clairement : « Pour les entreprises, le risque maximum d’action de groupe n’est pas en France. » Il avertit également du danger d’instrumentalisation des recours collectifs, par exemple par une entreprise concurrente, et du risque qu’il y a à rejoindre une action de groupe dirigée à l’encontre d’un partenaire ou d’un potentiel partenaire.
Alexandre Lercher soutient qu’il est improbable qu’un tiers financeur puisse être ainsi instrumentalisé. Expliquant quels sont les critères de sélection d’un recours collectif à financer, il indique qu’il s’agit d’abord, aux termes d’un raisonnement inversé, d’examiner le dossier sous l’angle des possibilités d’exécution de la décision, puis de s’assurer que la partie adverse est solvable, d’anticiper la durée de traitement du contentieux et le montant des dommages-intérêts. Ce n’est qu’une fois que ces critères objectifs ont été considérés comme satisfaisants que le fond du dossier est examiné, en gardant à l’esprit l’impératif d’une rentabilité d’un pour 10. « Il faut également veiller à ce que la rémunération du tiers financeur n’excède pas 30 % du total des sommes obtenues », avertit Alexandre Lercher, qui explique qu’à l’instar de l’Allemagne, qui a bloqué la rémunération des TPF à 10 % du montant du litige, la directive UE en préparation pourrait instaurer un plafond. « Ce débat a déjà eu lieu, dans le passé, s’agissant de l’arbitrage », rappelle-t-il. Et les limitations avaient fini par tomber.