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Shell condamné à réduire ses émissions de gaz à effet de serre par la justice

Par Ondine Delaunay

Par une décision du 26 mai 2021, le tribunal de La Haye a enjoint à Royal Dutch Shell, la holding du groupe pétrolier Shell, de réduire ses émissions de gaz à effet de serre d’ici fin 2030 de 45 % nets par rapport à 2019. Après l’affaire Urgenda dans laquelle la Cour suprême hollandaise avait imposé à l’État néerlandais de prendre des mesures afin de respecter des trajectoires de réduction d'émissions de gaz à effet de serre conformes à l’Accord de Paris, c’est la première fois qu’un tribunal condamne une entreprise privée pour son manque d’ambition climatique. Paul Dalmasso, avocat au barreau de Paris, en analyse les tenants et les aboutissants.

Quels sont les faits de ce dossier ?

Une class action a été lancée à l’encontre de Royal Dutch Shell, devant le tribunal de La Haye, par un collectif d’associations de défense de l’environnement, à laquelle se sont associés 17 000 requérants individuels. Ils reprochaient notamment à la société hollandaise son manque d’ambition en matière de réduction d’émissions de gaz à effet de serre qui avait annoncé, en février dernier, qu’elle prévoyait de réduire, par rapport à 2016, son intensité carbone nette de 20 % d’ici 2030, 45 % d’ici 2035 et totalement d’ici 2050.

Les requérants demandaient au tribunal (i) de juger illégal le comportement de la multinationale en raison du niveau de ses émissions actuelles et, (ii) de lui enjoindre de réduire ses émissions de CO2 à un niveau compatible avec les objectifs de l’Accord de Paris. Sur le fond, la première partie de la requête est rejetée par le tribunal, qui refuse de considérer que les émissions actuelles du groupe pétrolier constituent un acte illégal.

En revanche, le tribunal fait droit à la seconde demande des requérants, jugeant qu’à l’avenir, le défaut de mise en œuvre d’une politique d’entreprise permettant d’atteindre les objectifs de l’Accord de Paris serait de nature à caractériser une violation de la loi. Le tribunal a enjoint à la société RDS de réduire les émissions de CO2 du groupe de 45 % net d’ici 2030, par rapport à leur niveau de 2019.

Précisons que ce jugement, prononcé publiquement par la juge Larisa Alwin, a été traduit en anglais et diffusé sur Internet très largement. Il est historique et pourrait avoir un écho important dans de nombreux systèmes juridiques.

Sur quel fondement le juge néerlandais s’est-il basé ?

Le tribunal fonde son raisonnement sur la section 162 du Code civil néerlandais qui impose à toute personne le devoir d’agir avec un comportement normalement diligent (« proper social conduct » – soit l’équivalent de l’article 1240 du Code civil français, fondement de notre responsabilité délictuelle). Mais il l’interprète à l’aune des traités internationaux ainsi qu’au regard du consensus scientifique existant à l’heure actuelle concernant le dérèglement climatique (notamment les rapports du GIEC). Le juge néerlandais fait preuve ici d’une grande créativité quant à son interprétation des textes de droit commun et joue ainsi un rôle moteur en matière de lutte contre le dérèglement climatique.

Rappelons que le même tribunal de La Haye avait déjà fait œuvre prétorienne dans une décision Urgenda, à l’encontre de l’État hollandais, confirmée en appel, puis par la Cour suprême en 2019. Par une interprétation extensive des textes de soft law et une analyse des consensus scientifiques, il avait enjoint à l’État de réduire ses émissions de gaz à effet de serre d’au moins 25 % d’ici fin 2020. Il est cette fois-ci allé plus loin en condamnant une personne privée, pourtant non-signataire de l’Accord de Paris.

Le champ d’application de cette décision est également novateur…

Absolument. Le tribunal considère que la holding, dans la mesure où elle est chargée de définir la politique d’entreprise du groupe, est tenue à une obligation de résultat concernant la réduction des émissions de gaz à effet de serre de la totalité du groupe, dites « scope 1 », ainsi que des émissions indirectes associées à la production d’énergie nécessaires à son activité (« scope 2 »). Mais surtout, l’obligation de réduction concerne également les émissions appartenant au « scope 3 », c’est-à-dire toutes les autres émissions indirectes liées à la chaîne de valeur complète du groupe, et ce jusqu’aux utilisateurs finaux. Les réductions des émissions entrant dans les scopes 2 et 3 relèvent d’une obligation de moyens renforcée, et non d’une obligation de résultat. Dans le cas du groupe Shell, le scope 3 représente 85 % de ses émissions de gaz à effet de serre. Cette décision aura donc un impact extrêmement fort sur l’activité du groupe. Mais je pense aussi aux conséquences d’un tel précédent sur les établissements bancaires ou financiers par exemple, qui pourraient être judiciairement contraints d’aligner la température de leurs portefeuilles d’actifs sur l’Accord de Paris.

Quelles conséquences pour les entreprises françaises ?

Ce jugement pourrait être précurseur en matière de justice dite « climatique ». Il aura un impact psychologique certain sur les entreprises, mais aussi sur les investisseurs qui intégreront le risque financier résultant de potentielles condamnations. Reste à quantifier ce risque. À ce titre, le jugement ne précise pas quelle pourrait être la sanction de la violation de l’obligation de réduction faite à Shell. Sur cette question précise, le juge devra faire face à deux difficultés juridiques que sont la nécessité d’un lien de causalité certain entre les émissions de gaz à effet de serre et le préjudice invoqué d’une part, et, la part contributive de ces émissions dans la réalisation du préjudice d’autre part.

Pour contourner ce problème résultant des conditions de la mise en jeu de la responsabilité civile, et inciter les entreprises à réduire leurs émissions, on pourrait porter le contentieux climatique sur le terrain répressif en confiant à une autorité administrative indépendante un pouvoir de contrôle, d’enquête, et de sanction, à l’image de ce qui se fait déjà dans de nombreux domaines (AMF, AFA, etc.). Cette AAI, dotée des moyens nécessaires, pourrait être chargée de suivre et de contrôler les niveaux d’émissions de gaz à effet de serre des entreprises, puis éventuellement de sanctionner les excès, soit les quantités émises non conformes aux trajectoires permettant d’atteindre les objectifs de l’Accord de Paris.

Paul Dalmasso Royal Dutch Shell Shell