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Recevabilité de la preuve déloyale dans le cadre du procès civil : la prudence demeure

Par Charles Ansabère

Bien que la Cour de cassation ait opéré un revirement en alignant sa jurisprudence civile sur celle déjà affirmée en matière pénale, fin 2023, tout reste encore à préciser concrètement en matière de recevabilité de la preuve déloyale. Au quotidien, employeurs et salariés craignent le renforcement d’un climat empreint de suspicion.

Entretien avec Sophie Dechaumet et Virgile Puyau, associés de Winston & Strawn et experts en droit social.

Deux arrêts de la Cour de cassation du 22 décembre 2023 ont été présentés comme un revirement de jurisprudence en matière de recevabilité de preuve déloyale. De quoi est-il précisément question ?

Virgile Puyau : Depuis le 7 janvier 2011 et une précédente décision rendue par la Cour de cassation réunie en assemblée plénière, il était acquis qu’une preuve déloyale était irrecevable dans le cadre d’un litige civil – contrairement à la position exprimée par la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), d’ailleurs. Dorénavant, et comme en matière pénale, une partie peut utiliser ce type de preuve pour faire valoir ses droits dans le procès civil : il n’y a donc plus de distinction entre preuve illicite et déloyale en matière civile, pour faire place à un régime unique. Attention, toutefois : cela n’est valable que sous certaines conditions et il ne s’agit donc pas d’un principe d’admissibilité générale, comme on a pu parfois le lire.

Quelle est la portée de cette nouvelle position ?

Virgile Puyau : Étant donné qu’il n’était pas toujours évident de distinguer ce qui relevait de la preuve déloyale ou de la preuve illicite, disposer d’un régime unifié aura des répercussions certaines, notamment parce que cela devrait faciliter le règlement des contentieux. Cela étant, à nos yeux, il s’agit finalement du prolongement d’une jurisprudence initiée par la chambre sociale de la Cour de cassation connue depuis déjà quelques années, et ce même si la Cour de cassation a parlé de revirement dans sa communication de fin d’année, faisant valoir que sa prise de position concerne désormais toute la chambre civile.

Sophie Dechaumet : Nous avions déjà constaté une amorce de la part de la Cour de cassation avec l’arrêt Petit Bateau du 30 septembre 2020, par lequel l’employeur avait été autorisé à produire des éléments extraits du compte Facebook privé d’une salariée. La cour, après avoir reconnu que le partage par celle-ci de photos d’une collection présentée uniquement en interne causait effectivement un réel préjudice à la société, avait admis que la production en justice de cet extrait par l’employeur était indispensable à l’exercice de son droit à la preuve et que l’atteinte à la vie privée de la salariée était proportionnée au but poursuivi – soit les deux conditions retenues par la Cour de cassation le 22 décembre 2023.

Virgile Puyau : À ce stade, il faudra certainement du temps pour mesurer les conséquences de la récente décision de la Cour, car le régime probatoire est particulièrement sujet à interprétation. Depuis le revirement de décembre, nombreuses sont déjà les décisions de cour d’appel notamment pour apprécier la recevabilité d’enregistrements clandestins. La réponse des juridictions diffère selon les cas de l’espèce mais l’on peut, par exemple, considérer que l’enregistrement d’un entretien préalable de licenciement sans obtenir l’accord des personnes présentes serait rejeté, car le code du travail prévoit que le salarié peut être assisté pendant cet entretien et qu’il est possible d’apporter une preuve licite grâce à la retranscription des échanges entre l’employeur et le salarié. C’est d’ailleurs en ce sens que s’est exprimé Jean-Guy Huglo, doyen de la chambre sociale de la Cour de cassation.

Dès lors, comment appréhender la question ?

Sophie Dechaumet : Il s’agit à chaque fois d’analyser si la preuve apportée est proportionnée au but poursuivi. Il convient systématiquement d’étudier cette subtilité pour savoir si les droits fondamentaux (respect de la vie privée, secret des correspondances, égalité des armes, etc.) font l’objet d’une atteinte disproportionnée ou non. Ce faisant, la jurisprudence de la Cour de cassation se rapproche considérablement de celle de la CEDH, laquelle n’inclut pas les notions de loyauté ou de moralité dans le débat judiciaire.

Virgile Puyau : En France, les premiers frémissements quant à l’évolution du régime de la preuve provenaient de la chambre sociale et pour des considérations sociales afin de rapprocher vérités matérielle et judiciaire. Le Défenseur des droits, dès 2018, avait indiqué qu’il était nécessaire de mener une réflexion sur la recevabilité des enregistrements clandestins qui reste parfois la seule manière pour les victimes de démontrer la réalité de ce qu’elles allèguent.

À quoi peut-on s’attendre ?

Sophie Dechaumet : La mise en cohérence des jurisprudences civile et pénale permettra notamment, comme le considère d’ailleurs le Défenseur des droits, de prévenir le risque d’instrumentalisation du procès pénal pour faire admettre la recevabilité d’une preuve déloyale et faire valoir l’autorité de la chose jugée au pénal dans le cadre d’un procès civil – ce qui était souvent le cas, auparavant. C’est également cette volonté de mettre fin au contournement du régime civiliste que la Cour de cassation a mise en avant dans sa communication.

Virgile Puyau : Même s’il faudra du temps pour évaluer les changements découlant de ces derniers arrêts, de nombreux commentaires se sont déjà fait jour. Parmi ceux-ci, des praticiens redoutent que le débat judiciaire devienne un débat d’experts, portant sur l’authenticité des procédés. Cela pose effectivement la question de l’authentification des enregistrements, notamment au vu de l’émergence de l’intelligence artificielle et des contenus « deep fake » que l’on voit fleurir. En parallèle, certains praticiens comme le conseiller rapporteur Ponsot craignent qu’une paranoïa excessive ne vienne entacher et détériorer davantage les relations professionnelles. Si cette décision devait aboutir à une restriction de la parole ou la prolifération des procédés de surveillance, ce ne serait effectivement pas un progrès. Enfin, il faut noter que les commissaires de justice ont adopté une position assez conservatrice, lors du collège de déontologie réuni le 7 mars dernier : à leurs yeux, il appartient aux parties de faire la preuve de leurs prétentions, sans que ces huissiers ne soient amenés à prêter leur concours à la production d’une preuve déloyale.

Le caractère déloyal des preuves ne va-t-il pas poser souci ?

Virgile Puyau : il faut garder à l’esprit qu’enregistrer quelqu’un à son insu est pénalement répréhensible. Il n’est donc pas exclu que, dans les débats judiciaires, on ait des salariés qui produisent des pièces obtenues de façon illicite, pensant que c’est indispensable à la démonstration de leurs prétentions, et des employeurs qui menacent de porter plainte en retour. Pour autant, en matière de litiges prud’homaux, les juges se montrent extrêmement indulgents au point que soient reconnus les droits de la défense comme cause d’irresponsabilité pénale.

Sophie Dechaumet : Nous pensons que la production de ce mode de preuve doit rester exceptionnelle. Cela étant, nos échanges avec les DRH font déjà ressortir la perspective d’une défiance mutuelle accrue entre salarié et employeur. Les études se feront au cas par cas : le juge devra d’abord vérifier que la production de preuve est indispensable et que l’élément de preuve présente un lien direct avec les faits à établir, avant d’en contrôler la proportionnalité par la mise en balance du droit à la preuve et des droits antinomiques en présence. La chambre sociale recommande par ailleurs aux juges d’êtres très attentifs aux conditions d’obtention de la preuve, en raison notamment du développement des nouvelles technologies. Toutefois, et sans attendre de voir comment l’avenir se dessinera, nous conseillons à nos clients de ne pas instaurer un climat de méfiance et de n’envisager ce mode de production de preuve qu’en dernier recours.

N’est-on pas tributaire du système judiciaire français ?

Virgile Puyau : Il est évident que le droit de la preuve en matière civil se trouve quelque peu chamboulé du fait de ces décisions. La jurisprudence va donc devoir s’adapter avant d’avoir des solutions unifiées sur le caractère indispensable et strictement proportionné au but recherché des preuves illicite ou déloyale produites. Elle devra également apprécier in concreto si celles-ci portent une atteinte au caractère équitable de la procédure dans son ensemble. Il faudra suivre avec attention la construction de cette nouvelle jurisprudence en matière civile et notamment sa déclinaison au sein des chambres civiles et commerciale de la Cour de cassation.