Procureur européen : les prémices de l’évolution du droit français vers un système accusatoire ?
Le parquet européen a été mis en place le mardi 1er juin 2021, avec quelques mois de retard sur le planning initial de lancement prévu fin 2020. Présenté comme « l’arme la plus affûtée pour défendre l’état de droit », par Laura Kövesi qui a pris la tête de cette institution supranationale, le Bureau du procureur général européen a pour mission de lutter contre la fraude aux fonds de l’Union européenne. Geoffroy Goubin, associé du cabinet Bougartchev Moyne Associés, présente son fonctionnement.
Comment s’organise ce nouveau parquet européen ?
Geoffroy Goubin : Le parquet européen est compétent pour enquêter et engager des poursuites contre les auteurs ou complices d’infractions portant atteinte aux intérêts financiers de l’Union européenne. Sa compétence recouvre les fraudes concernant les fonds de l’UE d’un montant supérieur à 10 000 € comme le détournement de fonds et la corruption, les fraudes transfrontières à la TVA entraînant un préjudice supérieur à 10 M€, ainsi que le blanchiment de ces infractions.
Son organisation ressemble à une fusée à deux étages. D’abord, le Bureau central du parquet européen, situé à Luxembourg, qui regroupe le procureur en chef, la réputée Laura Kövesi, ancienne chef de file de la lutte contre la corruption en Roumanie, ainsi que 22 procureurs européens – un par État membre participant. Au niveau opérationnel, des chambres permanentes (composée en principe du procureur en chef et de deux procureurs européens) supervisent et dirigent les enquêtes. Ensuite, au niveau local, des procureurs européens délégués dans chaque État membre participant mènent les enquêtes et exercent les poursuites. Il en existe quatre pour la France.
La question s’est posée de savoir s’il fallait créer des règles de procédure propres au parquet européen, mais les États ont finalement opté pour la voie – plus simple – d’adapter les règles de procédure en fonction de chaque pays. Au niveau français, le procureur européen délégué a les pouvoirs du procureur de la République et du procureur général et peut se transformer en juge d’instruction pour exercer des actes de mise en examen, de confrontation, d’audition de témoins, émettre des commissions rogatoires, etc. Il enquête sur le terrain, poursuit, puis renvoie devant le tribunal correctionnel de Paris qui a une compétence exclusive. La cour d’appel de Paris se charge ensuite d’examiner les éventuels recours.
Cette création est-elle la conséquence d’un mauvais fonctionnement des mécanismes d’entraide judiciaire entre les États européens ?
G. G. : Même si les procédures sont simplifiées au sein de l’Union européenne, le recours aux mécanismes d’entraide judiciaire demeure un processus assez lourd. Il peut ainsi prendre des mois voire des années et, dans certains pays, ne jamais aboutir. Rappelons également qu’il représente un coût important pour le budget justice de l’État concerné par la demande. Avec cette nouvelle institution européenne, la coopération entre les procureurs européens délégués sera directe. Le budget sera en outre supporté au niveau européen. Les enquêtes seront donc plus fluides et efficaces. C’est fondamental alors que les 750 Mds€ du plan de relance européen s’apprêtent à être distribués. Comme l’a rappelé Laura Kövesi, « plus de fonds signifie aussi plus de risques de fraudes ». Or le préjudice lié à la fraude à la TVA est déjà évalué entre 30 et 60 Mds€ par an ! Les États membres ont en outre signalé qu’environ 638 M€ provenant des fonds structurels de l’UE avaient été détournés en 2015.
Doit-on considérer ce parquet européen comme un supra-parquet national financier, tel que créé par la France en 2013 ?
G. G. : Son champ de compétences recouvre en partie celui du PNF français, avec cette spécificité qu’il ne s’intéresse qu’aux atteintes aux intérêts de l’Union européenne. Mais la comparaison s’arrête ici. En effet, le procureur européen est en réalité bien plus qu’un supra-parquet national financier. D’abord, il est indépendant des autorités nationales et des autres pouvoirs, ce qui n’est pas le cas du PNF – les commentaires ont d’ailleurs été nombreux sur ce sujet. Mais surtout, ses pouvoirs sont élargis puisqu’il peut « muter » en juge d’instruction. Certains auteurs l’ont ainsi qualifié de « procureur augmenté ». Surtout, les compétences du parquet européen sont susceptibles de connaître un développement considérable avec, par exemple, l’extension de son champ d’action aux infractions de terrorisme.
Anticipez-vous des conflits de compétences avec le PNF français notamment ?
G. G. : Il y en aura, sans aucun doute, puisque le procureur européen a compétence pour des infractions essentiellement gérées par le PNF jusqu’à présent. Ce risque est néanmoins limité puisque le procureur européen a une compétence prioritaire, mais non exclusive. Les autorités des États membres ont l’obligation de lui signaler l’existence de comportements délictueux pouvant relever de sa compétence. Le procureur européen a alors une option : soit il poursuit lui-même, soit il laisse faire les autorités nationales compétentes. Par ailleurs, les conflits de compétence entre le parquet européen et le procureur de la République ou le juge d’instruction sont tranchés respectivement par le procureur général près la cour d’appel et la chambre criminelle de la Cour de cassation. En pratique, on parle de 60 à 100 dossiers par an.
Quelles conséquences pour les entreprises poursuivies ?
G. G. : Le challenge principal des personnes poursuivies et de leurs avocats sera d’abord de savoir comment exercer les droits de la défense face à ce procureur européen délégué, qui a des pouvoirs mêlant ceux du procureur de la République et du juge d’instruction. Avec la création de ce « procureur augmenté », on glisse vers un système accusatoire, inspiré des systèmes anglo-saxons. Doit-on y voir les prémices d’une évolution du droit français et la fin du juge d’instruction ?
Des garde-fous à ce « super procureur » sont néanmoins prévus…
G. G. : Absolument. Par exemple, les perquisitions, visites domiciliaires et saisies doivent, en l’absence de flagrance ou d’assentiment exprès de la personne chez laquelle elles ont lieu, être effectuées avec l’autorisation du juge des libertés et de la détention (JLD). De même, le JLD détient seul le pouvoir de placer une personne en détention provisoire ou d’émettre un mandat d’arrêt européen.