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Première décision en matière commerciale à retenir la qualification de force majeure en raison de la pandémie

Par Aurélia Granel

Le 20  mai dernier, Total Direct Energie a obtenu en référé du président du tribunal de commerce de Paris que la notion de force majeure soit retenue du fait de la crise sanitaire pour suspendre un important contrat de livraison d’électricité avec son fournisseur EDF. Roland Ziadé, global co-head de la pratique Arbitrage international de Linklaters, revient sur les enjeux de cette ordonnance.

Dans quel contexte a été rendue cette ordonnance de référé ?

Estimant que la crise sanitaire constitue un cas de force majeure qui implique la suspension du paiement et des livraisons d’électricité nucléaire vendue par son cocontractant EDF dans le cadre d’un contrat d’accès régulé à l’électricité nucléaire historique (Arenh), Total Direct Energie, filiale de Total, avait saisi il y a plusieurs semaines le juge des référés à la suite du refus du groupe de suspendre l’exécution du contrat. Régissant la manière dont EDF doit vendre la production du parc nucléaire aux autres fournisseurs, ce type de contrats prévoit la cession à prix fixe à ses concurrents d’environ un quart de la production d’électricité des centrales françaises.

Dans son ordonnance de référé, rendue le 20 mai dernier, le président du tribunal de commerce de Paris a considéré que les conditions de la force majeure, telle que définie dans le contrat liant les parties, étaient « manifestement réunies ». Il a estimé que « la diffusion du virus revêt, à l’évidence, un caractère extérieur aux parties, qu’elle est irrésistible et qu’elle était imprévisible comme en témoignent la soudaineté et l’ampleur de son apparition ». Il en résulte pour la filiale de Total « des pertes importantes immédiates et définitives sur une durée dont elle n’a pas la maîtrise ». Les conséquences financières de la décision étant nombreuses pour le groupe, EDF a annoncé son intention d’interjeter appel.

Pourquoi la qualification de force majeure a-t-elle été retenue ?

Les conditions d’extériorité et d’imprévisibilité étaient difficilement contestables en l’espèce. Le contrat ayant été conclu en mai 2016, la juridiction consulaire a justement considéré que la pandémie était totalement imprévisible en raison de sa soudaineté et de l’ampleur de son apparition. La solution retenue aurait sûrement pu s’avérer différente si le contrat avait été conclu en début d’année, c’est-à-dire postérieurement à l’apparition de l’épidémie en Chine ou, encore plus, à sa propagation en Europe ou en France.

Dans le cadre de l’audience, qui s’est tenue par visioconférence en vertu du dispositif mis en place par une ordonnance du 25 mars dernier, le critère de l’irrésistibilité semble pour sa part avoir été particulièrement débattu. Son appréciation aurait pu poser problème compte tenu des débats jurisprudentiels antérieurs, les juges estimant en général que la force majeure ne devrait pas trouver à s’appliquer à l’égard d’une obligation de payer une somme d’argent. Même si, depuis la réforme de 2016, nous disposons d’une définition de la force majeure dans le Code civil, la jurisprudence antérieure continue à éclairer le juge et les parties, à la lumière du texte actuel. En l’espèce, EDF soutenait que le Covid-19 ne rendait pas impossible la réception de la quantité commandée d’électricité et le paiement de celle-ci. Le juge des référés ne l’a pas entendu ainsi. Dans le contrat, la clause de force majeure exigeait un événement rendant impossible l’exécution des obligations des parties « dans des conditions économiques raisonnables ». Cette notion n’étant pas définie contractuellement, le président du tribunal de commerce de Paris s’est fondé sur cette formulation quelque peu générique pour apprécier et caractériser l’existence de la force majeure en l’occurrence et au vu du « bouleversement des conditions économiques antérieures qui se traduit par la survenance de pertes significatives nées de l’exécution du contrat ».

Quel sera l’impact sur les contrats similaires si l’arrêt d’appel est confirmé ?

Cette décision est parmi les toutes premières - si ce n’est la première - à avoir retenu la qualification, en matière commerciale, de force majeure en raison de l’épidémie de Covid-19. Il sera donc particulièrement intéressant de lire la solution et la motivation de la cour d’appel portant sur cette question. Cette décision ne sera probablement que la première d’une longue série en matière commerciale. De nombreuses autres sociétés pourraient estimer à leur tour que la forte chute de la consommation, et par conséquent des prix depuis le début de la crise sanitaire, constituent un cas de force majeure et être tentés de demander à leur cocontractant une suspension ou une adaptation du contrat, voire de l’assigner en cas de refus. Le juge devra alors apprécier la manière dont la clause a pu être stipulée dans chaque contrat.

Les parties ayant la possibilité de suppléer la définition légale de la notion de force majeure de l’article 1218 du Code civil, elles pourraient non seulement restreindre ou a contrario étendre certaines notions - comme le critère de l’irrésistibilité qui semble avoir été légèrement assoupli en l’espèce -, mais aussi prévoir par exemple une durée maximale de suspension. En raison du Covid-19, il est vraisemblable que les clauses limitatives ou exclusives des cas de force majeure liées à une pandémie seront plus fréquemment insérées dans les contrats.

Enfin, soulignons qu’au-delà de la force majeure, de nombreux contractants pourraient également s’appuyer sur la théorie de l’imprévision, définie à l’article 1195 du Code civil, au titre du droit commun, qui permet au juge de réviser ou d’adapter le contrat. Cette crise inédite sensibilisera sûrement davantage l’ensemble des acteurs commerciaux à l’importance de la rédaction de ces deux types de clauses qui paraissent parfois secondaires ou même anodines lors de la signature du contrat, mais peuvent s’avérer lourdes de conséquences en cas de changement significatif des circonstances économiques.

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