Pour un droit européen de la compliance
Le groupe de travail constitué au sein du Club des juristes et présidé par Bernard Cazeneuve vient de rendre public son rapport, qui a été remis le 18 novembre à la Commission européenne. Interview croisée de Jacqueline Riffault-Silk, doyen honoraire de la chambre commerciale de la Cour de cassation et de Denys Simon, professeur émérite à l’École de droit de la Sorbonne.
Les propositions du rapport semblent principalement axées sur la lutte contre la corruption. Pourquoi ce choix ?
Jacqueline Riffault-Silk : Le groupe de travail a choisi d’axer sa réflexion sur ce point, sans doute parce qu’il existe, en Europe, un retard sur le sujet. La lutte contre la corruption est un enjeu de toute première grandeur pour garantir une situation de concurrence plus saine, non seulement à l’intérieur de l’Europe, mais également entre les places européennes et les marchés hors-Europe, notamment américain et britannique. La France, avec la loi Sapin 2 de 2016 n’est pas en retard, mais le système actuel présente des fragilités. Car si la loi a mis en place l’Agence française anti-corruption (AFA), elle l’a aussi dotée de pouvoirs, un pouvoir de sanction et un pouvoir normatif, calqués sur le modèle des Autorités administratives indépendantes (AAI). Or l’AFA, qui est un service à compétence nationale, est placée sous l’autorité de deux ministres, membres du gouvernement et n’est donc pas une AAI. D’une part, l’AFA ne dispose pas d’un véritable pouvoir normatif, puisqu’elle n’émet que des recommandations. D’autre part, l’article 17 de la loi Sapin 2 prévoit des sanctions pécuniaires qui ont un caractère répressif. Dans son arrêt Grande Stevens du 4 mars 2014, la Cour européenne des droits de l’homme a d’abord analysé la légitimité de la Commission des opérations de bourse italienne à infliger des sanctions, en rappelant la nécessité de l’indépendance, en particulier à l’égard du pouvoir exécutif, pour qu’une autorité administrative puisse prononcer des sanctions à caractère répressif. Le rapport du groupe de travail souligne à cet égard et de manière très sage, qu’il serait utile de consolider et de renforcer le statut de l’AFA et propose, notamment pour cette raison, sa fusion avec la Haute autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP).
Quels sont les enjeux de l’émergence d’un droit européen de la compliance ?
Denys Simon : Les pratiques de corruption visées ont le plus souvent un effet débordant les frontières nationales, ce qui impose de procéder à une unification, à une harmonisation, ou au moins à une coordination des règles applicables dans l’espace du marché intérieur de l’Union. Les règles de territorialité juridique et judiciaire rendent en effet très complexes l’appréhension par un droit national de comportements se déroulant sur le territoire d’autres États membres et a fortiori la mise en œuvre de sanctions administratives ou pénales à l’égard d’entreprises ayant leur siège social ou leur principal établissement sur le territoire d’un autre État membre. L’absence de règles communes de la compétence concurrente des juridictions de différents États membres pour appréhender les mêmes faits multiplie les risques de conflit négatif ou positif de juridictions. Les disparités manifestes existant entre les États membres en matière de prévention de la corruption et de lutte contre les pratiques de corruption aggravent la situation. Les droits nationaux offrent des garanties procédurales variables, en particulier s’agissant de la protection des droits fondamentaux, qui peuvent être parfois insuffisantes au regard des principes de l’État de droit. Les règles communes garantiront le même équilibre entre un contrôle et une répression efficaces d’une part, et une protection de la sécurité juridique des entreprises d’autre part. Plus globalement la logique économique du marché intérieur impose que la concurrence ne soit pas faussée entre opérateurs économiques des États membres par ces divergences. La réalisation d’un espace économique européen sans frontières intérieures et sans distorsions de concurrence implique nécessairement l’homogénéité des règles applicables aux entreprises, notamment en matière de compliance. Par ailleurs, seules des règles communes applicables à l’intérieur de l’Union peuvent permettre une action commune dans les relations économiques internationales, qu’il s’agisse de l’effet extraterritorial de ces règles (comportements des entreprises européennes sur les marchés extérieurs à l’UE) ou de leur application aux faits imputables à des entreprises soumises au droit d’États tiers. Les contentieux récents devant la Cour de justice sur la protection des données personnelles traitées par les multinationales démontrent cette nécessité. Enfin, politiquement, l’harmonisation dans ce domaine est nécessaire pour conforter la confiance des Européens à l’égard de la construction de l’Union européenne, et pour éviter les discours complotistes de retour au protectionnisme.
Le droit européen de la compliance a-t-il vocation à se construire seulement en réaction à la suprématie américaine ?
D. S. : L’absence de politique européenne unitaire en matière de lutte contre la corruption favorise l’application de sanctions fondées sur l’application extraterritoriale du droit américain, sans que l’Europe ne dispose d’un arsenal juridique lui permettant de négocier avec les États-Unis un partage des responsabilité dans la lutte contre la corruption transnationale. Si l’Europe peut se prévaloir à l’avenir d’un arsenal juridique performant en matière de compliance, elle sera en position de négocier des formes de collaboration avec les instances compétentes des États-Unis, appelées à remplacer des situations de tension préjudiciables aux entreprises européennes. Ces remarques valent d’ailleurs également au-delà des relations euro-américaines dans les rapports avec les autres puissances économiques régionales.
L’une des propositions porte sur la présence obligatoire de clauses anti-corruption dans les actes de droit européen dérivés, pouvez-vous détailler ?
D. S. : L’idée serait de compléter le dispositif de lutte contre la corruption notamment par l’insertion de clauses spécifiques dans les actes de droit dérivé (règlements, directives) existants ou qui viendraient à être adoptés. Le modèle suggéré est en partie celui des directives « marchés publics », qui depuis 2014, ont intégré des dispositifs de contrôle et de sanction des pratiques frauduleuses et des faits de corruption dans le droit des marchés publics. De tels dispositifs pourraient être introduits dans les règles applicables au marché intérieur, en commençant par les secteurs dits « réglementés », comme les services bancaires, les opérations d’investissements, les assurances, les services dits de la société de l’information (en clair le numérique et les médias), la protection de la propriété industrielle et commerciale (brevets, marques, know how…) et de la propriété intellectuelle (droits d’auteurs et droits voisins), la santé publique…, et cette liste n’est pas exhaustive. De même si l’Union décidait dans l’avenir d’adopter des règles communes plus précises dans le champ de l’économie collaborative, on pourrait très bien concevoir l’introduction dans les textes de règles spécifiques de compliance. L’autre suggestion, au moins aussi importante, serait d’introduire des clauses anti-corruption dans les accords d’association ou de partenariat économique conclus par l’Union avec des États tiers, sur le modèle des clauses « droits de l’homme/État de droit » insérées dans nombre de ces traités.
Pourquoi proposer de faire du Conseil d’État le juge de la corruption ?
D. S. : Il ne s’agit pas de conférer au Conseil d’État une compétence nouvelle ou une quelconque compétence exclusive en matière de corruption. La proposition du rapport concerne l’hypothèse de recours contre les décisions des agences créées par la loi Sapin 2, et en particulier contre les décisions de la commission des sanctions de l’Agence française de lutte anti-corruption (AFA). La compétence du juge administratif à cet égard relève d’ores et déjà des règles du contentieux des actes administratifs et de la compétence des juridictions administratives. La suggestion vise seulement à simplifier et à accélérer les procédures contentieuses existantes, en attribuant au Conseil d’État une compétence de pleine juridiction en premier et dernier ressort. Par ailleurs, il n’est pas a priori exclu que les mesures de sanction anti-corruption si elles sont codifiées au niveau européen puissent relever de la compétence des juridictions judiciaires, le cas échéant si le législateur national en décide ainsi dans la loi de transposition des futures directives. L’idée dominante au sein de la commission du Club des juristes était en tout cas de s’efforcer de mettre en place un système de contrôle juridictionnel qui soit le plus accessible, le plus rapide et le plus efficace.
Pensez-vous qu’il faille reprendre en Europe les modèles américains de justice négociée ou créer des systèmes propres à l’Europe ?
J. R-S. : Il convient en premier de faire un peu d’histoire et de revenir à la source de la justice négociée. Elle nous vient des pays anglo-saxons et notamment de la Grande-Bretagne où la compliance est apparue au XVIIe et XVIIIe siècles. La compliance se définit comme l’exigence de se conformer à des règles et à des pratiques définies par une autorité, exigence à laquelle s’ajoute l’obligation, pour celui auquel s’adressent ces règles, d’avoir un comportement pro-actif. Il est vrai que cette culture de la négociation judiciaire s’est beaucoup développée aux États-Unis, mais l’Europe en a fait tout autant, ainsi qu’en témoigne le règlement 1/2003 du Conseil réformant le droit européen de la concurrence et instituant, déjà, une procédure d’engagements. L’arsenal européen est bien fourni en la matière et prévoit d’autres procédures négociées alternatives à la sanction, comme la clémence et la non-contestation de griefs. Plutôt que de « modèle » américain, je préfère le terme d’un relatif parallélisme, nécessaire à la cohabitation de plusieurs systèmes dans une économie régulée et mondialisée. Il reste que ces procédures dont l’efficacité est reconnue par les régulateurs ne comportent pas, pour ceux qui s’y engagent, des garanties aussi exigeantes que celles du droit pénal. Ainsi, l’évaluation préliminaire établie par le rapporteur de l’Autorité de la concurrence, dans la procédure d’engagement, ne peut être considérée comme un acte d’accusation de sorte que l’Autorité peut à la fois être associée à la négociation des engagements et par conséquent à l’instruction de l’affaire, puis se prononcer sur l’acceptation de ces engagements, comme l’a rappelé la Cour de Cassation en 2008. Ainsi encore, le principe de proportionnalité des sanctions n’a pas le même contenu ni la même portée lorsqu’il s’agit de sanctionner une infraction constatée, ou de se prononcer sur des engagements destinés à corriger des préoccupations de concurrence comme l’a décidé en 2010 la CJUE dans l’affaire Alrosa. Enfin, la réparation des dommages a pu se trouver en conflit avec la confidentialité promise aux demandeurs de clémence en échange de leur coopération. Pour ces raisons notamment, on ne peut qu’approuver la création par la loi Sapin 2 du nouvel instrument de procédure pénale, comparable aux procédures négociées de la régulation économique, que constitue la convention judiciaire d’intérêt public (CJIP). Elle est négociée par le parquet avec les personnes morales pour les infractions qu’elle prévoit, et soumise à l’homologation du tribunal, sans que soit omise la réparation des victimes identifiées. À cet égard, également, le rapport propose d’aller plus loin en étendant aux personnes physiques le champ d’application de cette procédure nouvelle.