Connexion

« Les entreprises doivent prendre la mesure du renforcement des droits des lanceurs d’alerte »

Par LA LETTRE DES JURISTES D'AFFAIRES

Transposant la directive européenne du 23 octobre 2019 sur la protection des personnes qui signalent des violations du droit de l’Union, la loi Waserman de mars 2022 a sensiblement renforcé les marges de manoeuvre des lanceurs d’alerte en France. Alors que le Défenseur des Droits vient d’actualiser son guide pratique consacré à ce statut, Florent Prunet, avocat associé en droit de la concurrence, Olivier Lyon Lynch et Martine Samuelian, avocats associés en droit bancaire financier chez Jeantet, décryptent les impacts du nouveau cadre.

Soucieux d’améliorer la protection des lanceurs d’alerte, le législateur français a fait évoluer ce statut avec la loi Waserman du 21 mars 2022. Sur un plan juridique, qui peut aujourd’hui prétendre en bénéficier ?

MARTINE SAMUELIAN : De façon synthétique, peut être considéré comme lanceur d’alerte toute personne physique qui signale, de bonne foi, à son employeur et/ou aux autorités compétentes des faits susceptibles de constituer une infraction (crime, délit…) ou un manquement à la réglementation. Ce signalement ne peut donner lieu à aucune rémunération, ce qui diffère par exemple du cadre américain afférent au whistleblowing.

Quelles sont les principales modifications apportées par la loi Waserman à ce statut, que la loi Sapin 2 avait consacré en 2016 ?

OLIVIER LYON LYNCH : Si la loi Sapin 2 a constitué une avancée majeure en instituant un dispositif général de protection des lanceurs d’alerte, plusieurs textes antérieurs avaient déjà contribué à conférer des droits aux salariés dans ce domaine. Je pense par exemple à la loi de novembre 2007 sur la protection du salarié donneur d’alerte en matière de corruption, renforcée quelques années plus tard par la loi de décembre 2013 relative à la lutte contre la fraude fiscale et la grande délinquance économique et financière. Du reste, dans le sillage de la loi Sapin 2, d’autres évolutions sont intervenues (loi du 27 mars 2017 relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre ; création du régime des aviseurs fiscaux la même année, directive européenne de 2019…), avant que la loi du 21 mars 2022 ne vienne poursuivre le renforcement des droits et des protections des lanceurs d’alerte. Auparavant, une personne physique ne pouvait par exemple dénoncer que des faits répréhensibles dont elle avait eu « personnellement » connaissance dans un contexte professionnel. Désormais, elle peut le faire pour des faits qui lui ont simplement été rapportés. En outre, la loi Sapin 2 dispose que les informations transmises devaient porter sur des violations « graves et manifestes ». Le signalement d’une tentative de dissimulation de telles violations entre dorénavant dans le champ du dispositif. Autre changement d’ampleur : le lanceur d’alerte peut aujourd’hui librement choisir entre un signalement interne ou un signalement externe – avec ensuite, sous certaines conditions, une possibilité de divulgation publique. Jusqu’alors, une hiérarchisation des canaux de signalement prévalait, avec l’obligation de lancer dans un premier temps un signalement interne. Enfin, les garanties en matière de protection de l’anonymat ont été renforcées, de même que les sanctions contre tout employeur mettant en oeuvre des procédures dites « bâillons », qui consistent à faire pression sur un salarié (ou un tiers) pour l’empêcher d’effectuer un signalement.

Afin de mieux informer les salariés sur le nouveau cadre en vigueur, le Défenseur des Droits a actualisé en mars dernier son guide pratique sur les lanceurs d’alerte, dont la précédente version datait de 2017. Quelle est sa valeur ajoutée ?

OLIVIER LYON LYNCH : La loi Waserman a également confié au Défenseur des Droits la charge d’orienter les auteurs de signalement vers les autorités externes compétentes. En plus de décrire avec davantage de précision le fonctionnement des différents canaux de signalement, le guide rappelle quels sont les organismes et autorités compétents pour recevoir un signalement externe.

MARTINE SAMUELIAN : En effet, si la législation fixe un cadre général pour le lanceur d’alerte, il existe parallèlement une série de cadres spécifiques, qui s’appliquent à certains secteurs d’activité (banque, environnement, santé publique, mauvais traitements dans un établissement socio-médical, etc.). Dans le domaine financier, par exemple, tout fait susceptible de constituer une infraction pénale ou un manquement à la réglementation peut ainsi être signalé auprès de l’Autorité des marchés financiers (AMF) (régulateur en matière de services d’investissement) ou de l’Autorité de contrôle prudentiel et de résolution (ACPR) pour les banques et les sociétés d’assurance en France, voire auprès de la Banque centrale européenne (BCE) pour les établissements de crédit systémiques.

Quelles implications les préconisations du Défenseur des Droits et les apports de la loi Waserman peuvent-ils avoir pour les entreprises ?

MARTINE SAMUELIAN : En termes d’organisation, j’en vois assez peu pour les entreprises qui évoluent dans des secteurs régulés, de l’industrie financière. De fait, au cours des dernières années, celles-ci ont considérablement amélioré en interne la communication autour du statut de lanceur d’alerte vis-à-vis de leurs salariés, ainsi que la transparence autour des dispositifs mis en place pour leur permettre d’émettre un signalement interne dans un cadre sécurisé. En revanche, il n’est pas à exclure que le renforcement des protections des lanceurs d’alerte se traduise par des tentatives d’abus de la part de salariés qui, pour se prémunir d’un licenciement par exemple, chercheraient à obtenir ce statut. Face à ce risque réel, les entreprises, le Défenseur des Droits, les autorités compétentes, la justice ou l’organe européen concerné doivent être prêts à mener des travaux d’investigation approfondis, de sorte à évaluer si la reconnaissance du statut de lanceur d’alerte est bel et bien justifiée.

FLORENT PRUNET : Indépendamment de cette épée de Damoclès, le cadre en vigueur depuis l’an dernier est de nature à inciter les entreprises, quelles qu’elles soient, à aller encore plus loin dans le renforcement de leur politique d’audit interne. Objectif : pouvoir détecter d’éventuels infractions ou manquements avant même qu’un signalement interne ne leur soit transmis ou qu’une autorité ne leur en fasse état. En se dotant de dispositifs de contrôle interne robustes, les sociétés maximiseraient par exemple leurs chances de bénéficier du programme de clémence (voir encadré) proposé par l’Autorité de la concurrence.