Les droits fondamentaux, un foyer de risques mal identifiés par les entreprises
Philippe Portier, associé au sein du cabinet Jeantet, et François Zimeray, co-fondateur du cabinet Zimeray&Finelle, ont conclu un « partenariat-capsule » pour faire émerger la pratique du « droits de l’Homme des affaires ». Explications.
Quels facteurs ont favorisé l’émergence de cette nouvelle pratique ?
Philippe Portier : Pendant longtemps, les thématiques RSE n’étaient pas traitées par les avocats d’affaires car elles étaient moins considérées comme des sources de risques pour les entreprises. Il s’agissait de sujets de communication ou d’engagement éthique. La loi Sapin 2, puis, en matière de droits fondamentaux, la loi sur le devoir de vigilance de 2017, ont fait entrer ces questions dans le champ du juridique, voire du judiciaire, en intégrant des obligations sanctionnées en droit positif et en mettant en place des autorités dédiées. Le message politique est clair et affirmé : Les entreprises ne peuvent plus laisser prospérer en leur sein des pratiques non-conformes.
François Zimeray : La loi sur le devoir de vigilance a conduit de facto à un renversement de la charge de la preuve. Hier, pour obtenir une condamnation sur le fondement de la violation des droits fondamentaux, il fallait prouver que l’entreprise avait connaissance de l’atteinte commise à ces droits. C’était souvent impossible. Désormais, les entreprises devront démontrer avoir tout mis en œuvre pour éviter les agissements reprochés. Le texte crée donc une présomption de connaissance, par l’entreprise, de l’ensemble de ses process qui doivent être respectueux des droits fondamentaux. L’autonomie de la personne morale n’est plus une notion-refuge, la chaîne de valeur devient une chaîne de responsabilité.
Ces questions avaient émergé depuis quelques années pourtant…
P.P. : Ces questions s’étaient déjà posées dans le domaine bancaire et la lutte contre le blanchiment de capitaux ou le financement du terrorisme, où la démarche est beaucoup plus avancée et très formalisée. Pour l’ensemble des acteurs économiques, le sujet des droits de l’Homme dans les entreprises était jugé théorique, on se situait sur le terrain de la soft law, sans sanctions juridiques avérées. Avec la loi sur le devoir de vigilance, ce n’est plus le cas.
F.Z. : Ces lois n’ont fait que confirmer une évolution que je voyais se dessiner depuis longtemps. J’ai toujours regardé la séparation entre le domaine des droits de l’Homme et celui du droit des affaires comme une anomalie. D’ailleurs, faut-il le rappeler, l’exercice d’une activité économique est un droit fondamental, et le droit d’entreprendre est indissociable de la dignité humaine. Les printemps arabes ont commencé, dans le Sud tunisien, par l’immolation d’un marchand ambulant à qui l’on avait confisqué son étal… et sa raison d’être.
Quel est le rôle de l’avocat ?
P.P. : Nombre d’entreprises ne comprennent toujours pas le système mis en place par la loi Sapin 2 ou par celle sur le devoir de vigilance. Une nouvelle typologie des risques commence donc à émerger, qui essaime dans de nombreux domaines du monde des affaires. Les entreprises ont de plus en plus l’obligation de se définir sur les questions RSE pour candidater à des appels d’offres publics – ce que le projet de loi Climat entend renforcer –, voire privés, le plan de relance intègre des critères environnementaux, les questions liées à l’investissement socialement responsable (ISR) montent en puissance, etc. Travailler sur les plans de vigilance nécessite d’examiner les risques sous des angles multiples, comme celui du risque réputationnel, celui de la perte de marchés, de la perte des talents, etc. Toutes les grandes entreprises sont désormais concernées, pas seulement l’industrie.
F.Z. : Aujourd’hui, la plupart des entreprises ont métabolisé les mécanismes anti-blanchiment, corruption ou fraude fiscale. Il existe des procédures internes de conformité. Ce n’est pas le cas pour les droits fondamentaux, qui constituent un foyer considérable de risques encore mal identifiés. Le monde a pris conscience du lien entre la question des droits fondamentaux et le droit économique lors de la tragédie du Rana Plaza, en 2013. J’y étais en tant qu’ambassadeur de France en charge des droits de l’Homme et je n’oublierai jamais les regards des couturières amputées à la hâte dans un hangar. Ce sont elles les vraies fashion victims, les victimes de notre industrie de la mode. Il ne s’agit pas de morale mais de risques réels, d’infractions, parfois très graves car imprescriptibles. Qui aurait pu croire, il y a dix ou vingt ans que le génocide ou le terrorisme feraient partie des white collar crimes ? Aujourd’hui une entreprise industrielle et une grande banque ont été inquiétées sur ces qualifications. Demain, les entreprises seront jugées par la génération de Greta Thunberg, avec ses valeurs, pour les actes d’aujourd’hui. Les entreprises doivent s’y préparer. Je ne raisonne pas en tant que militant des droits de l’Homme, ni même comme promoteur de la RSE, mais en avocat. Mon sujet ce n’est pas seulement le goodwill, c’est de voir cette question sous l’angle des nouveaux risques juridiques.
Pourquoi avoir choisi la formule du partenariat entre vos deux cabinets ?
P.P. : C’est vrai que cela peut sembler atypique, une alliance souple entre un cabinet d’affaires centenaire, pratiquant de longue date la matière de la compliance, tous domaines confondus, et une start-up pratiquant les droits de l’Homme et le pénal. Notre rapprochement vise à développer en commun une nouvelle branche d’activité tout en gardant notre indépendance.
F.Z. : Les modalités de notre collaboration sont un peu comparables à une collection « capsule » dans le domaine de la mode… sauf que nous faisons face à une tendance durable, pas à un effet de mode ! Avant d’être diplomate, j’ai exercé pendant plus de 20 ans le contentieux général des affaires au sein du cabinet Jeantet et j’étais également très engagé pour les droits de l’Homme et la justice internationale, notamment la CPI.
Mais à cette époque, il faut reconnaître que ces deux vies se tournaient le dos, ce n’était ni les mêmes clients, ni les mêmes juridictions, ni les mêmes confrères. Mon parcours de diplomate (ambassadeur pour les droits de l’Homme puis ambassadeur au Danemark) et celui de parlementaire européen (membre de la commission juridique au moment de l’adoption de la Charte européenne des droits fondamentaux) m’ont fait prendre conscience que l’économie peut être un puissant levier au service des droits humains. J’ai alors créé avec Jessica Finelle, pénaliste de talent, un cabinet sur le constat que les deux thèmes (affaires et droits de l’Homme) qui, hier se tournaient le dos, se recouvraient aujourd’hui. J’ai voulu apporter, à mon exercice professionnel, les expériences que mes autres vies m’ont apprises.