Le droit de la concurrence en voie de pénalisation
Depuis une poignée d’années, l’usage fait de l’article 40 du code de procédure pénale français par l’Autorité de la concurrence est l’objet d’inquiétudes des entreprises qui craignent de percevoir une pénalisation rampante du droit de la concurrence. Explications de Jean Tamalet, associé en droit pénal du bureau parisien de King & Spalding, et Salomé Cisnal de Ugarte, associée en droit de la concurrence au sein du bureau de Bruxelles de King & Spalding.
Quelles sont les tendances du droit de la concurrence français à l’aune du droit européen ?
La tendance est à une répression plus forte des pratiques anticoncurrentielles, notamment s’agissant des ententes ou des abus de position dominante. Dans ce sens, des pouvoirs accrus ont été accordés aux autorités de concurrence des États membres. L’ordonnance de transposition du 26 mai 2021 de la directive ECN+ constitue l’un des derniers textes dénotant cette tendance. Le législateur européen a ainsi entendu doter les autorités nationales de concurrence de plus de moyens leur permettant d’appliquer efficacement le droit de la concurrence et garantir le bon fonctionnement du marché intérieur. L’Autorité de la concurrence française (ADLC) est une des autorités visées par la directive, l’objectif étant de tendre à une pénalisation plus forte du droit de la concurrence. Le droit de la concurrence français s’est donc trouvé enrichi de nouvelles dispositions issues du droit de l’Union européenne (UE), notamment sur le volet des sanctions pécuniaires infligées aux entreprises. L’ordonnance a ainsi modifié l’article L. 464-2 du code de commerce en vue d’alourdir les sanctions prévues à l’encontre des entreprises. À titre d’exemple, les sanctions pécuniaires sont désormais soumises à un plafond égal à 10 % du chiffre d’affaires, contrairement à l’ancien plafond de sanction de 3 M€. Similairement, et même lorsque les autorités nationales de concurrence ne sont pas formellement couvertes par les régimes de contrôle des concentrations au niveau de l’UE ou des États membres, celles-ci sont en mesure d’évaluer et de contrôler les phénomènes de concentration. L’ADLC a été l’une des premières à adopter cette nouvelle approche. L’arrêt de la CJUE, répondant à une question préjudicielle posée par la cour d’appel de Paris, a confirmé que les autorités nationales de concurrence pouvaient revoir la légalité d’une concentration qui avait échappé à la procédure de contrôle préalable de la Commission européenne1. Cette décision a été vivement critiquée, notamment pour l’insécurité juridique qu’elle pouvait apporter.
Dans quelle tendance s’inscrit la pénalisation du droit de la concurrence ?
L’ordonnance du 1er décembre 1986 avait supprimé la plupart des infractions pénales en matière de droit de la concurrence, tendant vers une « dépénalisation » du droit de la concurrence. Le droit pénal de la concurrence s’était alors retrouvé réduit à l’incrimination prévue à l’article L. 420-6 du code de commerce, réprimant le délit de pratique anticoncurrentielle. Cependant, le droit de la concurrence semble subir un revirement récent, en vue d’une « repénalisation ». Selon le rapporteur général de l’Autorité de la concurrence : « l’enquête pénale présente certains avantages qui renforcent l’efficacité de l’action de l’Autorité sans nuire aux droits de la défense. Elle permet de mutualiser les ressources et les compétences des différents services figurant sur la commission rogatoire à savoir les rapporteurs de l’Autorité et les officiers de police judiciaire. Ce qui permet de mieux calibrer les effectifs lors des visites domiciliaires »2. Dès mai 2019, le rapporteur général de l’Autoritéavait incité ses agents à saisir le parquet, par la voie de l’article 40 du code de procédure pénale (CPP), en vue d’avoir recours à la procédure pénale qui renforcerait l’efficacité des enquêtes de l’ADLC3. La stratégie consiste à informer le parquet des pratiques anticoncurrentielles, via l’article 40 du CPP, qui saisira un juge d’instruction qui interagira alors par voie de commissions rogatoires avec les rapporteurs de l’ADLC. Ces derniers se feront alors communiquer le dossier pénal4 et poursuivront l’enquête administrative dotés de pouvoirs étendus grâce à la procédure pénale. En effet, à la différence de l’enquête administrative, cette procédure prévoit la possibilité pour les enquêteurs d’utiliser des moyens d’investigations plus coercitifs tels que le recours à la garde à vue, les interceptions téléphoniques ou encore la vidéosurveillance. Cette stratégie a été vivement critiquée par les avocats spécialisés dans le domaine du droit de la concurrence qui évoquent eux aussi un recours accru au droit pénal au sein ce domaine5, parlant parfois d’une « pénalisation renforcée » du droit de la concurrence6. De plus, depuis 20217, le parquet national financier est également compétent pour traiter des contentieux pénaux liés au droit de à la concurrence8.
Les entreprises françaises doivent-elles s’en inquiéter ?
Les inquiétudes des entreprises résident notamment dans la transmission au parquet ou au juge, sur le fondement de l’article 40 du CPP, de l’ensemble des documents saisis par l’ADLC au sein des entreprises contrôlées9. Ces enquêtes pénales conduisent à une forte déstabilisation de l’entreprise entraînant la mobilisation des équipes juridiques et conformités qui doivent notamment se former aux méthodes des enquêteurs en matière pénale. En pratique, « la défense des entreprises est plus lourde » et plus longue (et plus coûteuse) que dans le cadre d’une enquête administrative. En effet et contrairement aux dispositions de procédure pénale, les opérations de visites de l’ADLC sont soumises à une autorisation du juge des libertés et de la détention, et un avocat peut assister le justiciable lors de la mesure de visite. Cette dernière s’achève par la remise d’un procès-verbal remis à la personne visitée qui peut obtenir une copie des pièces saisies. De même, la personne morale faisant l’objet d’une visite de la part de l’ADLC peut former un recours direct devant la cour d’appel. L’ensemble de ces mesures peut créer une situation de crise pour les personnes morales qui ne sont pas formées à ce type d’investigations dont les suites seront plus difficiles à prévoir. Ces dernières devront alors mobiliser plus de personnel.
Quels seraient les ajustements à faire pour lever cette insécurité ?
Plusieurs ajustements seraient bienvenus pour les entreprises10 :
• D’abord la coordination entre le parquet et l’ADLC, à l’image des relations entre l’Autorité des marchés financiers et le PNF. En effet les praticiens se sont aperçus que le PNF et l’ADLC tendaient à avoir des divergences d’appréciation au sein d’un même dossier, rendant peu compréhensible l’attitude à adopter11.
• Un dossier français en droit de la concurrence implique aujourd’hui des équipes pluridisciplinaires importantes, affrontant des contradictions de procédures12. Un allègement du régime du droit de la concurrence actuel qui cumule les régimes administratif, pénal et civil serait bienvenu.
• La création d’une procédure de convention judiciaire d’intérêt public (CJIP) englobant les atteintes au droit de la concurrence est nécessaire. Dans cet esprit, il faudra évidemment rendre toute CJIP opposable à l’ADLC.
• L’efficacité du droit de la concurrence repose en partie sur la coopération, conditionnée par son innocuité pour la personne qui décide de coopérer. Maintenir cette efficacité dans un contexte davantage répressif implique de renforcer la protection des lanceurs d’alerte dénonçant des infractions à la législation sur les pratiques anticoncurrentielles.
La création du PNF a permis aux entreprises françaises d’être moins poursuivies par le DOJ, ce dernier considérant que la France était en capacité de poursuivre lui-même. La pénalisation de droit de la concurrence aura-t-elle un impact à l’échelle internationale ?
Le PNF avait été créé par la loi du 11 octobre 2013 relative à la transparence de la vie publique dans le but de renforcer le parquet dans la lutte contre la fraude et les atteintes à la probité dont fait partie la corruption13. La loi Sapin II, quant à elle, avait pour objectif de lutter contre l’application extraterritoriale du Foreign Corrupt Practices Act (FCPA), par la création d’une autorité spécialisée dans la lutte contre la corruption et d’une transaction pénale, la CJIP. Le but du renforcement des dispositions anticorruptions françaises était de dissuader les États-Unis de poursuivre les entreprises françaises, c’est-à-dire d’installer « une sorte de modus vivendi où chacun se réserverait le droit de poursuivre ‘ses’ entreprises »14. Néanmoins en matière de droit de la concurrence, depuis l’affaire US v/ Aluminium co. of America, 148 F.2d at 444 (1945) dite affaire « ALCOA », les États-Unis exercent une application extraterritoriale de leur droit antitrust15. L’UE tente, depuis, de lutter contre l’effet extraterritorial du droit antitrust américain. En effet, la Commission européenne s’était engagée dans un rapport de force avec les États-Unis en reprenant les mêmes règles d’application extraterritoriale16. Celle-ci a ainsi condamné plusieurs entreprises américaines : Google a été condamné à une amende de 4,1 Mds€, Qualcomm à 997 M€ et Microsoft à 860 M€. Ce rapport de force a alors conduit à l’adoption d’accords bilatéraux avec l’UE17. En effet, en cas d’enquêtes anticoncurrentielles sur le territoire d’un État soumis à ces accords, les autorités sont tenues de coopérer et de communiquer sur l’ouverture d’enquêtes sur des pratiques anticoncurrentielles18. Ainsi, lorsqu’une entreprise, même si elle n’est pas domiciliée au sein de l’UE, commet une pratique anticoncurrentielle, elle sera alors soumise au droit européen de la concurrence dès lors que cette dernière a des effets prévisibles, immédiats et substantiels à l’intérieur d’un État membre de l’UE19. Partant, le droit de la concurrence européen a vocation à s’appliquer à des entreprises internationales. Cette internationalisation reste cependant à nuancer en ce que la pénalisation du droit de la concurrence en droit français ne semble pas avoir d’impact novateur.
(1) CJUE, 16 mars 2023, Arrêt « Towercast », C-449/21’. (2) Dîner-débat organisé par la Revue Concurrences avec Stanislas Martin (Autorité de la concurrence), en partenariat avec le cabinet Bredin Prat et Analysis Group : Enquêtes pénales & transaction : entre efficacité de l’action de l’Autorité de la concurrence et effectivité des droits de la défense, 6 décembre 2018, Paris. (3) Robert Saint-Esteben, « Une repénalisation du droit de la concurrence en France ? À propos de l’utilisation de l’article 40 du CPP par les services d’instruction de l’Autorité », mai 2019, Concurrences N° 2-2019, Art. N° 90001, pp. 54-65. (4) Article L. 463-5 c.com. (5) Vogel & Vogel, « #LeConseilDuMois - La repénalisation du droit de la concurrence : innovation géniale ou fausse bonne idée ? » (6) Arnaud Lefebvre, « Vers une pénalisation renforcée du droit de la concurrence ? », LJA, 2022. (7) Loi n° 2020-1672 du 24 décembre 2020 relative au Parquet européen, à la justice environnementale et à la justice pénale spécialisée (1) (8) Article 705, 9° du CPP (9) Cass. crim., 20 sept. 2000 : Bull. crim. 2000, n° 275 ; Rev. sc. crim. 2001, p. 171, obs. D. Rebut. (10) Pénalisation du droit de la concurrence : la découverte d’une nouvelle voie procédurale, LJA 23 septembre 2019. (11) Arnaud Lefebvre, « Vers une pénalisation renforcée du droit de la concurrence », LJA Mars-Avril 2023. (12) Pénalisation du droit de la concurrence : la découverte d’une nouvelle voie procédurale, LJA 23 septembre 2019. (13) Tribunal de Paris, Origines du Parquet national financier, 29 juillet 2021. (14) Assemblée Nationale, « Rapport d’information sur l’extraterritorialité de la législation américaine », 5 octobre 2016, p. 81.s (15) Cécile Plaidy, Caroline Le Goffic « Internationalisation du droit de la concurrence », JurisClasseur Concurrence – Consommation, 1er mars 2022. (16) CJCE, A. Ahlström Osakeyhtiö et al. c/ Commission (dit « Pâtes de bois »), aff. 89, 104, 114, 116, 117 et 125 à 129/85 ; CJUE, 9 juillet 2015, InnoLux Corp. c/ Commission, aff. C-231/14 P, ECLI:EU:C:2015:451 ; CJUE, Gde ch., 6 septembre 2017, Intel Corporation Inc., aff. C-413/14 P, ECLIEU:C:2017:632. (17) V. D. Bosco et C. Prieto, Droit européen de la concurrence. Ententes et abus de position dominante : Bruylant, Bruxelles, coll. Droit de l’Union européenne, 2013, n° 269. (18) Cécile Plaidy « Fasc. 52 : Internationalisation du droit de la concurrence, JurisClasseur Concurrence – Consommation », 1er mars 2022. (19) CJUE, 6 septembre 2017, Intel, aff. C‑413/14 P.