Le Conseil constitutionnel ou l’art de l’évitement
Le 28 janvier 2022, les Sages ont frappé d’inconstitutionnalité les dispositions figurant à l’article e) et f) du paragraphe II de l’article L. 621-15 du code monétaire et financier, qui permettent à l’Autorité des marchés financiers de sanctionner le refus de communication d’un document dans le cadre d’une enquête ou d’un contrôle. Les explications de Frédéric Peltier, associé du cabinet Peltier Juvigny Marpeau & associés.
Dans quel contexte est intervenue la décision du Conseil constitutionnel et était-elle prévisible ?
J’avais été interpelé par la décision de la commission des sanctions de l’AMF du 19 novembre 2019 dans cette affaire, car j’y avais vu un refus d’obstacle de sa part, ayant éludé la question essentielle. C’est pourtant une autorité de jugement qui prononce des sanctions qui peuvent apparentées à la matière pénale. Or, à la question légitime des mis en cause sur le droit de ne pas contribuer à leur propre incrimination, lesquels soulevaient que l’article L.621-15 du code monétaire et financier est contraire à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales, l’AMF a répondu qu’il ne lui appartient pas d’apprécier la conformité des lois aux engagements internationaux de la France, ce contrôle appartenant aux seules juridictions judiciaires ou administratives. La cour d’appel ne pouvait donc pas, sur une telle question, éluder une QPC. Les textes qui peuvent être lus comme dotant l’AMF de pouvoirs coercitifs dans le cadre de ses enquêtes et de ses procédures de sanction n’avaient pas été soumis à un contrôle de constitutionnalité. C’est chose faite.
Cette décision était-elle attendue par la place ?
Oui, car le droit au silence et le droit de ne pas s’auto-incriminer sont le prérequis du procès équitable. Le droit au procès équitable est une règle cardinale des droits de l’Homme et du citoyen. Le législateur français (mais aussi européen) a doté des autorités administratives de pouvoirs d’incrimination et de sanction très importants. Or, de l’aveu de l’AMF dans cette affaire, elle n’a pas la capacité d’analyser la portée de ses pouvoirs coercitifs au regard de ces règles essentielles qui sont constitutionnelles et conventionnelles. C’est un vrai problème. Je suis un avocat « chien de garde » des libertés fondamentales, je ne peux pas accepter qu’un juge me dise : « Je ne peux pas me prononcer sur votre moyen, donc je juge. » Cette décision du Conseil constitutionnel, qui rappelle qu’une disposition administrative ne peut pas se superposer à une disposition d’ordre pénal, est donc très satisfaisante.
Le Conseil constitutionnel a fondé la censure uniquement du point de vue de la double sanction pour des faits identiques, pouvez-vous expliquer ?
Parfois le Conseil constitutionnel trouve un moyen de répondre à une question en limitant le plus possible la portée de sa décision. Il a trouvé dans cette décision une justification qui lui permet de ne pas totalement répondre à la question fondamentale. : « Est-ce que la préservation de l’équité des marchés financiers justifie de déroger à la rigueur de principe du droit au silence et à celui de ne pas s’auto-incriminer ? » Nous attendrons encore un peu pour que ce principe soit reconnu devant l’AMF comme il l’est en matière pénale. Cela viendra sans doute de l’extérieur, à savoir de la CEDH ou de la CJUE. Cette décision démontre que la culture administrative française, qui dote des autorités indépendantes de pouvoirs coercitifs très importants, exerce son emprise jusqu’au sommet de la hiérarchie des normes. Le Conseil constitutionnel est le gardien d’une tradition française où l’administration est une personne qui résiste à la puissance des libertés individuelles.
Le délit pénal d’entrave pourrait-il être remplacé par une infraction administrative ?
Ce n’est absolument pas souhaitable. Les autorités administratives indépendantes ont trop de pouvoirs en France et leur contrôle juridictionnel est bien trop complaisant. Donc, dans cette matière où l’efficacité de l’administration vient en balance avec la protection des libertés, il faut que le juge soit indépendant de la mission de régulation des marchés financiers, au cas d’espèce de l’AMF. Or force est de constater que le contrôle des décisions de l’AMF, par la cour d’appel de Paris, montre une conception de la protection des libertés qui s’efface assez systématiquement derrière la priorité absolue qui reste le respect de l’intégrité des marchés.
Quelles conséquences sur les procédures en cours ?
Je ne pense pas qu’il y ait beaucoup d’affaires en cours sur cette question de l’obligation de coopérer à l’enquête et aux procédures. Par ailleurs, les affaires d’abus de marché les plus graves étant de nature pénale aujourd’hui, c’est plutôt dans les pratiques de l’AMF qu’il va falloir mettre un peu d’ordre. Parfois, l’obligation de coopérer est rappelée sans nuance. En fait, l’AMF devrait tout simplement se comporter comme un juge de l’ordre civil en considérant que la procédure ne peut pas servir uniquement la poursuite.
Au-delà de la question de la double sanction, faut-il poser celle des limites de l’obligation de communiquer aux enquêteurs des documents et de coopérer à l’enquête au regard de l’exercice des droits de la défense, et de la position des instances européennes ? (v. CJUE, 2 février 2021 D.B. c/Consob)
Comme je l’ai dit, en France, les grandes décisions rappelant les impératifs de protection des libertés fondamentales viennent des cours de justice appliquant les traités internationaux (CEDH et CJUE). Cet arrêt de grande chambre est limpide et s’applique à l’AMF qui dispose peu ou prou de pouvoirs identiques à son homologue italienne. En fait la CJUE a dit ce que le Conseil constitutionnel a évité de dire dans sa décision, à savoir qu’une autorité administrative ne peut pas sanctionner une personne si son comportement consiste à refuser de fournir à celle-ci des réponses ou des éléments susceptibles de faire ressortir sa responsabilité pour une infraction passible de sanction administrative présentant un caractère pénal ou sa responsabilité pénale. Ce qui est répréhensible, ce sont les manœuvres dilatoires, les destructions de preuve, mais pas le droit de croiser les bras et de dire aux enquêteurs « je ne vais pas vous aider… ».