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La Provence : une clause d’agrément suspendue par le juge des référés

Par Ondine Delaunay

Le dossier relatif à la reprise du quotidien régional La Provence, dans lequel s’affrontent les médiatiques hommes d’affaires Xavier Niel et Rodolphe Saadé, sur fond de liquidation judiciaire du groupe Bernard Tapie, fait déjà en lui-même couler beaucoup d’encre. Mais l’ordonnance rendue par le président du tribunal de commerce de Marseille, le 11 janvier 2022, qui a mis en échec une clause d’agrément dans le cadre de la cession du contrôle de la société éditant le journal, donne également matière à réflexion. Pierre-Alain Marquet, avocat du cabinet Galembert Avocats, analyse cette décision singulière.

Dans quel contexte le juge des référés marseillais a-t-il rendu son ordonnance dans ce dossier ?

Le 30 avril 2020, le tribunal de commerce de Bobigny a prononcé la liquidation judiciaire du groupe Bernard Tapie, qui détient actuellement 89 % du journal La Provence. Le liquidateur judiciaire a donc mis en vente cette participation. Le juge-commissaire va devoir se prononcer sur les offres déposées par les deux candidats en lice : l’armateur CMA CGM, d’une part, et L’Avenir Développement (LAD), une société contrôlée par Xavier Niel, d’autre part. Mais sa décision pourrait être neutralisée par le conseil d’administration de la cible. C’est le sujet de cette procédure.

En l’occurrence, le conseil dispose d’un droit d’agrément du futur cessionnaire et il statue sur ce point à l’unanimité. Or, deux des administrateurs de La Provence sont désignés par LAD. Cette dernière a donc une double casquette de candidat à la prise de contrôle du journal et de détenteur de fait d’un droit de veto sur une offre concurrente. C’est précisément pour empêcher qu’une offre puisse être court-circuitée par un éventuel refus d’agrément que le liquidateur judiciaire du groupe Bernard Tapie a assigné la société La Provence en référé, en demandant le gel de la clause d’agrément.

Dans quel sens s’est prononcé le juge des référés marseillais ?

Il a fait droit à la demande du liquidateur. Au cas particulier, la clause d’agrément n’est pas d’origine contractuelle mais légale1. Elle n’était donc pas entachée d’une malfaçon intrinsèque. Le président du tribunal de commerce de Marseille a considéré, qu’en l’espèce, « le maintien de la présence de la présente clause d’agrément […] est de nature à faire obstacle à l’ordre public constituant de fait un trouble manifestement illicite2 ». Il a donc « suspendu » l’application de la clause prévoyant l’agrément des administrateurs de La Provence dans le cadre de la cession par le groupe Bernard Tapie de sa participation de 89 % à l’acquéreur qui sera choisi par le juge-commissaire.

Est-il fréquent, pour un juge, d’écarter les clauses d’agrément lors de cessions de droits sociaux par des entités en procédure collective ?

Non. Il existe quelques rares exceptions légales prévoyant expressément qu’une clause d’agrément peut être écartée, mais cette affaire ne relevait pas de l’une de ces situations3.

Par ailleurs, la jurisprudence a déjà eu l’occasion de statuer dans un sens différent de celui de l’ordonnance marseillaise. La Cour de cassation a ainsi jugé pleinement applicable une clause d’agrément stipulée dans les statuts d’une société dont les actions, détenues par une autre société en redressement judiciaire, avaient été cédées en exécution d’un plan de cession4. L’on considère donc traditionnellement que les clauses d’agrément sont opposables à la procédure collective.

Quels ont été les critères déterminants pour le juge des référés ?

C’est d’abord l’absence de garantie d’« impérative objectivité du vote » des administrateurs représentant LAD, motif pris de « la double position de [celle-ci], candidate au rachat des titres de la société La Provence et devant statuer sur l’agrément du candidat-repreneur retenu par Monsieur le juge-commissaire ». Ce faisant, le juge des référés applique les standards de l’Institut Français des administrateurs5.

C’est ensuite et surtout l’impact potentiel de ce conflit d’intérêts sur la globalité de la procédure collective du cédant et sur l’intérêt de la cible. Selon le président, la situation « ne garantit pas la réalisation de l’actif du [groupe Bernard Tapie] dans les meilleures conditions possibles ainsi que la préservation des intérêts économiques et sociaux de la société La Provence ». Reste à savoir si la cour d’appel d’Aix-en-Provence adoptera ces motifs car Xavier Niel a d’ores et déjà annoncé interjeter appel.

J’ajoute que quelle que soit l’issue du litige, une autre clause pourrait poser problème. On lit en effet dans les statuts de La Provence qu’un pacte d’actionnaires conclu le 18 septembre 2015 comporte un droit de préemption6, lequel bénéficie probablement à LAD. Le cas échéant, si l’offre de celle-ci n’était pas retenue (quelle qu’en soit la cause), son droit de préemption pourrait lui permettre de s’aligner sur l’offre de son concurrent. En ce qu’il ménage une faculté d’évincer ce dernier, le droit de préemption pourrait donc avoir un effet similaire à la clause d’agrément. Or le droit de préemption est, lui aussi, opposable à la procédure collective7

Notes

1. Cf. l’article 4 de la loi du 1er août 1986 applicable aux sociétés de presse.

2. Au sens de l’article 873 du code de procédure civile.

3. Cf. l’article L. 631-19 II du code de commerce.

4. Com., 31 janvier 1995, n° 91-20735.

5. Note de synthèse de la commission déontologie de l’IFA (nov. 2010) : « un conflit d’intérêts naît d’une situation dans laquelle un administrateur détient ou sert, à titre privé, des intérêts qui pourraient avoir une influence sur son objectivité dans l’exercice de sa fonction ».

6. Cf. l’article 9 des statuts du 18 septembre 2015.

7. Com., 23 janvier 1996, n°92-18874.