La France, un nouveau terrain de jeu pour le growth equity
Doctolib, ManoMano, Mirakl, Ynsect et tant d’autres… Autant de tours de table récents qui marquent la montée en puissance du growth equity dans l’hexagone. Décryptage de ce mode de financement d’un nouveau genre avec Matthieu Grollemund, associé du cabinet Baker McKenzie.
En quoi le growth equity constitue-t-il un nouveau mode de financement dans le paysage français ?
Le succès du growth equity, segment intermédiaire entre venture et LBO, est lié à l’émergence d’un écosystème de sociétés en forte croissance, en général à forte composante technologique ou disruptive. Ces entreprises recherchent des montants qui deviennent trop importants pour les VCs traditionnels et ne rentrent pas dans les critères d’investissement des spécialistes du LBO. Aux États-Unis, le secteur est énorme et les champions ultraconnus : Tesla, AirBnB, Uber, WeWork, Palantir et toutes les décacornes ont vu leurs derniers tours souscrits par ce type d’investisseurs. En général, ces sociétés ne génèrent aucun free cash-flow, mais elles présentent une valeur et une croissance très fortes. Et à la différence de celles qui optent pour un schéma de buy-out, elles n’ont pas vocation à solliciter des investisseurs via une position majoritaire à leur capital ou une prise de contrôle.
Quel type de dette est-il possible de structurer dans ce genre de configuration ?
Du fait du profil des entreprises concernées, il diffère d’une dette LBO, pour laquelle il est d’usage d’échelonner un remboursement sur un rythme prédéterminé. Dans certains cas de growth equity, les prêts sont structurés sur la base d’instruments convertibles car les protagonistes considèrent qu’ils n’ont pas vocation à être remboursés, mais qu’ils donneront plutôt lieu à une conversion, en général avec décote. L’intérêt est alors mutuel : la société limite la dilution, tout en s’assurant dès à présent des fonds nécessaires aux prochaines étapes de son développement, et l’investisseur s’octroie la possibilité de l’accompagner dans la durée. Sur certains dossiers à forte consommation de cash, il peut s’apparenter davantage à de la dette infra, où les modes de tirage sont indexés sur la construction d’actifs – comme pour la construction d’une usine ou le déploiement de champs d’éoliennes, par exemple.
En quoi est-ce une nouveauté ?
Cette modalité d’accompagnement des entreprises de croissance est déjà très répandue aux États-Unis, mais il s’agit d’une tendance émergente en Europe, où la France se distingue particulièrement. Outre le fait que cela permet de combler un « trou dans la raquette » des dispositifs disponibles, cela répond à un souhait des LPs qui attendent de plus en plus des sociétés de gestion qu’elles déploient leur exposition à la tech. Avec, bien entendu, des perspectives de rendement de 30 à 40 %, donc en deçà de ce qu’il est classiquement attendu dans le capital-risque, mais au-dessus de celles envisagées dans le LBO.
Cela concerne donc une catégorie bien spécifique de cibles d’investissement ?
Absolument. Avant toute chose, les entreprises visées par le growth equity doivent avoir établi la preuve de leur concept. Plusieurs critères le leur permettent, à commencer par la solidité de leur business model – comme on peut le voir actuellement chez les éditeurs de logiciels SaaS, qui disposent d’une bonne visibilité sur leurs revenus et sur leur trésorerie, en dépit de la crise économique que nous traversons. Mais il leur faut aussi faire la preuve d’une véritable disruption apportée par leur offre. Cela ne consiste pas seulement à développer une activité sur Internet, contrairement à ce que l’on pourrait penser en première lecture, au vu de la digitalisation accélérée par la crise née du Covid-19. En revanche, des projets articulés autour de la désintermédiation, l’intelligence artificielle, la e-santé ou encore le développement durable retiendront l’attention des investisseurs actifs dans ce segment. D’ailleurs, c’est justement parce qu’il s’agit de financer de grands changements sociétaux que les financements accordés sont généralement d’envergure et se comptent en centaines de millions. C’est aussi une des raisons qui explique la présence fréquente de fonds souverains ou parapublics dans ces opérations, car ils viennent accompagner des tendances de fond.
D’un point de vue juridique, quelles sont les spécificités du growth equity ?
Ce n’est peut-être pas tant une question de technicité juridique dont il est question que de culture. Puisqu’il s’agit d’un financement « intermédiaire » entre le venture et le LBO, il faut maîtriser les codes de ces deux sphères du private equity. En outre, les projets privilégiés par le growth equity recèlent une dimension internationale, plus forte encore que dans le cadre du buy-out – davantage axé sur le buy & build. Lorsqu’une entreprise répond à un changement sociétal structurel et qu’elle prévoit de déployer son activité à l’international, il lui faut absolument intégrer cette dimension dans la structuration de son financement en growth equity, mais aussi de son management package multi-juridictions.
N’est-ce cependant pas un épiphénomène ?
Je ne le pense pas. Au contraire, il est probable que le déploiement du growth equity se prolonge dans le temps, parce qu’il s’agit justement d’accompagner les acteurs des grands changements sociétaux – comme le fait notamment Ynsect, en répondant aux contraintes d’approvisionnement pour l’alimentation animale. Qui plus est, des fonds américains de grande envergure se sont positionnés sur ce segment, qu’ils promettent donc à un grand avenir. Et la France commence à en faire de même, preuve supplémentaire du bien-fondé de cette analyse. C’est plutôt une bonne nouvelle, car cela démontre notamment qu’il y a des entreprises « Covid-proof » et que les moyens financiers pour les accompagner existent.