« Il faut réfléchir à un dispositif pour mieux définir la place de l’enquête interne »
Entre les lignes directrices de l’AFA et la publication du très attendu rapport Gauvain, la justice pénale négociée a été l’objet de toutes les discussions avant la trêve estivale. Astrid Mignon Colombet, associée du cabinet Soulez Larivière & Associés, fait le point.
Le régime de la justice pénale négociée a été marqué par de grandes avancées. Comment percevez-vous l’effort de construction ?
En matière de lutte contre la corruption transnationale, la politique pénale française a connu de profonds bouleversements depuis 2016 à la suite de l’introduction dans notre dispositif par la loi Sapin 2 du concept de justice négociée. La lutte contre la corruption relève des actions respectives du procureur de la République financier (PRF) et de l’Agence française anticorruption (AFA). Ils ont publié pour la première fois des lignes directrices communes le 27 juin dernier. Elles précisent le régime de la convention judiciaire d’intérêt public (CJIP) déjà esquissé par la circulaire de la direction des affaires criminelles et des grâces (DACG) du 31 janvier 2018, dans le but d’améliorer la prévisibilité du dispositif. S’inspirant de la méthode souple des lignes directrices américaines, les lignes françaises s’appuient sur l’expérience tirée des premières CJIP. Ainsi, pour la première fois, l’enquête interne, effectuée au sein de l’entreprise avec l’aide de ses avocats en cas de suspicion de faits de corruption, est explicitement mentionnée comme un acte nécessaire de coopération à l’enquête judiciaire. Jusqu’à présent, l’expression « enquête interne » n’était utilisée ni dans la loi ni dans le décret d’application. Désormais, non seulement le parquet attend de la personne morale souhaitant bénéficier d’une CJIP qu’elle participe activement à la manifestation de la vérité par la conduite d’une enquête en son sein, mais encore la personne morale doit prendre « toutes les mesures nécessaires » afin d’éviter que son enquête interne ne perturbe le déroulement de l’enquête judiciaire. Si l’établissement de lignes françaises apporte une certaine forme de prévisibilité pour les entreprises, elle suscite des interrogations sur la place de l’enquête interne et son articulation avec l’enquête judiciaire.
Quelles interrogations subsistent ?
Deux points essentiels suscitent des interrogations. Le premier est relatif au sort des personnes physiques susceptibles d’être mises en cause par l’enquête interne concernant la personne morale. Les lignes françaises indiquent que l’enquête interne doit permettre de contribuer à établir les responsabilités individuelles, rappelant que les représentants légaux demeurent personnellement responsables « nonobstant la conclusion d’une CJIP ». Si le principe de l’opportunité de poursuivre les personnes physiques ou de mettre en œuvre une mesure alternative aux poursuites doit faire l’objet d’une appréciation par le procureur au cas par cas, comme l’a rappelé la circulaire du 31 janvier 2018, la situation des personnes physiques qui seraient poursuivies postérieurement à la signature par la personne morale d’une CJIP pourra susciter des interrogations au regard des exigences du procès équitable. Une réflexion doit avoir lieu pour trouver une juste articulation des procédures entre elles. Une autre incertitude est relative à la portée du secret professionnel de l’avocat et de la confidentialité de l’enquête interne. Les lignes directrices précisent qu’il appartient à l’entreprise et à ses avocats de décider quels documents de l’enquête interne seront mis à disposition du parquet pour être versés au dossier. Mais elles ajoutent que si l’entreprise refuse de transmettre certains documents, il appartient au parquet de déterminer si ce refus est justifié au regard des règles applicables au secret professionnel. Et en cas de désaccord, elles indiquent que le parquet apprécie si l’absence de remise des documents affecte défavorablement le niveau de coopération de l’entreprise, ce qui est inédit. Ces lignes suscitent des interrogations, en particulier sur la personne compétente pour apprécier l’atteinte portée au secret professionnel et à la confidentialité. Les récentes lignes directrices du SFO britannique du 6 août 2019 pourraient constituer une source d’inspiration sur l’opportunité de solliciter l’appréciation d’un tiers. Elles indiquent en substance que si l’entreprise refuse de transmettre un document, il lui appartiendra de fournir une attestation d’un conseil tiers établissant que le document est bien protégé par le legal privilege britannique.
Le rapport Gauvain propose-t-il des pistes d’amélioration ?
Dans sa cinquième proposition, le rapport Gauvain recommande d’assurer une meilleure lisibilité par les entreprises de la politique pénale du parquet afin d’assurer une pleine effectivité de la CJIP. Si les lignes directrices apportent une réponse à certaines attentes du rapport en la matière, elles constituent une première étape dans la construction d’un dispositif qui nécessite une adaptation de notre procédure pénale traditionnelle aux spécificités de la justice négociée dans un contexte transnational. Il semble en particulier nécessaire de réfléchir, à la lumière des expériences concrètes de discussions entre le PRF, les entreprises et leurs avocats, à un dispositif permettant de mieux définir la place de l’enquête interne, son articulation avec l’enquête judiciaire, son rôle dans l’évaluation de la coopération attendue de l’entreprise, dans le respect des principes fondamentaux de la procédure pénale.