Devoir de vigilance : entre émergence du contentieux et prochaine directive européenne
Tandis que les actions en justice sur le fondement du devoir de vigilance se multiplient à l’encontre des entreprises, le groupe La Poste vient d’être condamné à revoir son plan de vigilance. Le point sur les incidences d’une réglementation qui prend sa place dans le paysage normatif français et européen.
Entretien avec Thibault Guillemin (département éthique, compliance et droit pénal des affaires)
et Bruno Laffont (département corporate / M&A), avocats associés, cabinet Racine
Les premières décisions sur le fondement de la loi relative au devoir de vigilance sont rendues depuis peu. Y a-t-il une raison ? Les entreprises commencent-elles à tenir compte de ce risque judiciaire ?
Thibault Guillemin : Il est vrai que les premières décisions relatives à l’application de la loi « vigilance » ont mis du temps à être rendues. Il a fallu attendre janvier 2020 pour qu’une juridiction se prononce pour la première fois, dans une affaire concernant Total Energies, sur cette réglementation ; et encore, il ne s’agissait que d’une décision relative à la compétence du juge. Depuis, les procédures se sont multipliées, et plusieurs jugements ont été rendus. Le législateur a par ailleurs mieux organisé les choses, en confiant au tribunal judiciaire de Paris une compétence nationale exclusive en la matière. Depuis, nous avons vu s’égrener des décisions intéressant la recevabilité des demandes liées à la loi vigilance, et plus récemment une décision sur le « fond » de la loi vigilance. De ce point de vue, le jugement rendu à l’encontre de La Poste constitue une première, même s’il faut se garder d’accorder à cette décision une portée jurisprudentielle qu’elle n’a pas.
Bruno Laffont : Les grandes entreprises, à plus forte raison quand elles sont cotées, n’ont pas attendu que les tribunaux se prononcent pour intégrer et mettre en œuvre la législation sur le devoir de vigilance. Au-delà de la nécessité de se conformer à la loi, il s’agit d’un enjeu économique, sociétal et réputationnel qu’aucune organisation ne peut ignorer dans l’exercice de ses activités. L’apparition d’autres obligations relatives à la performance extra-financière des entreprises, et la progressive convergence des différentes réglementations en la matière (loi Pacte, taxonomie européenne, nouvelle directive CSRD, et bientôt la future directive CS3D), sont en train de faire de la RSE et du devoir de vigilance un enjeu juridique de premier ordre pour toutes les parties prenantes de l’entreprise : actionnaires, dirigeants, clients et partenaires commerciaux, salariés et représentants du personnel.
Quelle place la réglementation « vigilance »
va-t-elle occuper dans les opérations de M&A ?
Bruno Laffont : Une place prépondérante. Dès lors que la cible est assujettie à la loi française sur le devoir de vigilance, et à plus forte raison, bientôt, à la directive européenne CS3D, il convient de vérifier qu’elle respecte ses obligations à cet égard. Inversement, si l’acquéreur est lui-même soumis à la loi vigilance, il lui revient d’anticiper les modalités d’intégration de la cible dans son plan de vigilance, et de s’assurer que, dans le cadre de ses activités, la cible ne commet pas des atteintes graves aux droits humains et libertés fondamentales, à la santé et à la sécurité des personnes, ou à l’environnement. En pratique, la réglementation « vigilance » fait son apparition dans les due diligences, au même titre que le volet anticorruption. Dans certains secteurs d’activité à fort enjeu RSE, comme l’agroalimentaire, l’extraction de matières premières, la chimie ou l’énergie, cela peut même devenir un paramètre majeur de la transaction, avec des impacts directs sur la valorisation de la cible, ou sur les conditions de mise en œuvre de l’opération une fois qu’elle aura été conclue.
Thibault Guillemin : Nous sommes désormais sollicités, dans le cadre d’audits pré ou post-acquisitions, pour évaluer le degré de conformité de la cible à la réglementation sur le devoir de vigilance, et sa compatibilité avec le plan de vigilance de l’acquéreur. Au-delà de ce diagnostic de conformité, l’enjeu est de définir un plan d’intégration, et parfois de remédiation dans l’hypothèse où sont mises en évidence des carences, voire des atteintes graves aux intérêts que protège la loi. Il en va de la responsabilité de l’acquéreur, qui rappelons-le risque d’endosser les conséquences civiles et pénales des agissements de la cible une fois l’acquisition réalisée.
D’autres législations en matière de conformité,
au premier rang desquelles la lutte anticorruption, ne restent-elles pas la priorité ?
Bruno Laffont : Les réglementations en matière de conformité sont intrinsèquement liées, que ce soit sur les volets « anticorruption », « sanctions économiques » ou encore « devoir de vigilance ». Le risque réputationnel inhérent à la révélation d’une atteinte aux droits de l’homme, à la protection de l’environnement ou à la santé des travailleurs est devenu, pour sa part, un paramètre majeur de décision pour tous les acteurs économiques. Quid si la société que vous projetez d’acquérir comporte des foyers de responsabilité sur ces sujets ? Une autorité ou une organisation non gouvernementale ne tardera pas à lancer l’alerte à court ou moyen terme. Aucun investisseur ne peut se permettre aujourd’hui de fermer les yeux sur ces sujets.
Thibault Guillemin : D’une certaine manière, la lutte anticorruption a tenu le haut du pavé ces dernières années, car la loi Sapin 2 s’inscrivait dans un historique bien particulier : celui de toutes les amendes spectaculaires infligées par les autorités américaines à des entreprises françaises pour des faits de corruption commis à l’étranger. La liste est longue. Par ailleurs, la circonstance que la France se soit dotée d’autorités administratives dédiées (l’Agence française anticorruption, la Haute autorité pour la transparence dans la vie publique) et qu’un Parquet national financier ait été créé, ont fortement contribué à la visibilité et, parfois même, au retentissement médiatique de cette législation. Néanmoins, les sujets sociétaux et environnementaux sont en passe d’arriver au même niveau critique que la lutte anticorruption, comme le démontre la future directive européenne CS3D sur le devoir de vigilance des entreprises en matière de durabilité, dont le champ d’application sera autrement plus large que la loi française sur le devoir vigilance. La directive prévoit par ailleurs un dispositif de contrôle et de sanction autrement plus dissuasif pour les entreprises concernées.
Que faut-il retenir du jugement « La Poste »
de décembre 2023 ?
Thibault Guillemin : D’un côté, ce jugement est à marquer d’une pierre blanche, car il constitue la première décision juridictionnelle rendue sur le « fond » de la loi vigilance : il y est question du contenu et la portée des obligations prévues par le législateur, de leur opposabilité aux entreprises, etc. La décision est surtout intéressante en ce qu’elle se prononce sur la méthodologie à suivre pour faire un « bon » plan de vigilance, et s’avance sur des standards minimums. D’un autre côté, on a le sentiment que le juge se trouve démuni pour interpréter une loi qui laisse les entreprises bien seules pour en traduire les conséquences concrètes : à la différence de la législation Sapin 2, qui a fait l’objet de nombreux commentaires, de recommandations, de lignes directrices et de guides pratiques de la part des autorités (AFA et PNF notamment), les modalités d’application de la loi vigilance sont encore laissées à la libre appréciation des entreprises. Certes, le tribunal judiciaire de Paris s’est prononcé sur ce qu’il est attendu d’une cartographie des risques et de son articulation avec les procédures d’évaluation des sous-traitants ; la nécessité d’associer les organisations syndicales représentatives à la conception et à la mise en œuvre du mécanisme d’alerte a également été abordée dans le jugement, ce qui est un point intéressant. Pour le reste, la décision reste assez déclarative, et renvoie surtout les parties à mieux se concerter.
Bruno Laffont : L’élément notable de cette décision réside, à mon avis, dans le rôle des organisations syndicales. Je relève en effet que La Poste a été assignée par l’un des syndicats représentatifs dans le groupe. Cela nous dit combien la responsabilité sociétale et environnementale de l’entreprise est devenue un sujet pour les partenaires sociaux, au même titre que la situation économique de l’entreprise, ses modes de production, sa technologie, et leurs conséquences sur les conditions de travail. Je conseillerais aux entreprises qui envisagent des opérations de fusions acquisitions, et qui sont soumises à la loi sur le devoir de vigilance, d’être particulièrement attentives à ce point. Par le passé, des opérations ont déjà été suspendues, en référé, à la demande d’institutions représentatives du personnel qui s’estimaient insuffisamment informées sur les conditions économiques du deal, et ses conséquences sociales. Je ne serais pas surpris que le respect de la réglementation vigilance puisse à son tour se trouver au cœur d’un débat judiciaire pour empêcher, à tout le moins retarder une opération. Un point de plus à anticiper pour nous !